Tribune
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Publié le 6 Mars 2013

Italie : un mea culpa qui tarde à venir

 

Par Eric J. Lyman

 

L’Italie reste encore psychologiquement marquée par son passé fasciste.

 

Spectaculaire revirement politique. Après avoir démissionné sous les huées en novembre 2011, Silvio Berlusconi vient de remporter la majorité au Sénat aux élections des 24 et 25 février derniers, retournant au coeur de la vie politique italienne.

 

La Chambre des députés étant passée à gauche, Rome est sous le coup d’une crise parlementaire sans précédent et nul ne saurait prédire la teneur de son prochain gouvernement. Mais en attendant, un incident survenu pendant la campagne du Cavaliere mérite que l’on y revienne. En déplacement électoral à Milan, Berlusconi s’invite à une cérémonie à la mémoire des victimes de la Shoah. Et dit tout haut ce que certains Italiens pensent tout bas, à savoir que Benito Mussolini n’a pas été que mauvais pour l’Italie. Il admet que Mussolini était dans l’erreur en faisant passer les lois antijuives de 1938, mais avance que « sur tant d’autres plans, il a si bien réussi ».

 

Le discours a lieu depuis la gare centrale de Milan, d’où les Juifs italiens étaient déportés vers les camps de concentration, le 27 janvier, Journée internationale à la mémoire de la Shoah. « Il était très difficile », continue-t-il, « de diriger le pays à l’époque » et la peur des Allemands a poussé l’Italie à prendre certaines décisions malheureuses.

 

« De crainte que le pouvoir allemand ne soit victorieux, l’Italie a préféré s’allier à l’Allemagne d’Adolphe Hitler plutôt que de s’y opposer », a affirmé le politicien. « Cette alliance s’est faite au prix de certaines charges, dont… l’extermination des Juifs ».

 

Des propos qui ont immédiatement suscité les foudres de l’opposition, des intellectuels italiens et des communautés juives du pays.

 

Plusieurs éditoriaux ont réagi les jours suivants, principalement pour condamner les remarques du Cavaliere (certains le soutiennent néanmoins).

 

Mais le sujet sera rapidement balayé et ne parviendra pas à susciter le débat national sur le rôle joué par l’Italie pendant la Seconde Guerre mondiale et la Shoah dont de nombreux experts estiment qu’il aurait dû avoir lieu depuis longtemps.

 

1938 : le manifeste de la race

 

Rome est le siège de la plus vieille communauté juive d’Europe. Ses racines remontent au second siècle avant l’ère chrétienne, lorsque les Juifs fuient la Judée pour se protéger d’Antiochos IV Epiphane, roi séleucide (syrien) qui entreprend d’helléniser la Terre Sainte de force. Au cours des 22 siècles suivants, la communauté se heurte parfois au Vatican, tout comme à certains citoyens romains isolés. Mais c’est en 1938 seulement, qu’avec le manifeste de la race, Mussolini s’attaque officiellement aux Juifs de la ville.

 

Les nouvelles lois les dépossèdent de la plupart de leurs droits citoyens et les empêchent de travailler dans une « profession » (médecine, droit, comptabilité, notariat, journalisme, enseignement et métiers de la banque) ou pour le gouvernement, au risque de se voir confisquer leurs biens.

 

Sont également abolis toute naturalisation d’un juif étranger et tout mariage entre juif et non-juif ayant eu lieu moins de 19 ans auparavant. Enfin, il est interdit à la communauté d’employer des domestiques ou tout subordonné non juif et les écoles publiques leur sont désormais closes.

 

Les choses ne font qu’empirer avec le temps. En 1938, la capitale italienne compte 13 000 juifs : environ 3 000 d’entre eux seront déportés dans les camps allemands jusqu’en 1943, date de la chute de Mussolini, et au moins autant fuiront le pays pour ne plus jamais revenir.

 

Selon de nombreux historiens et experts, il est en réalité très peu probable que Mussolini ait été un collaborateur passif aux lois raciales et à la Shoah, et que, comme le suggèrent les remarques de Berlusconi, lui et ses sujets de l’époque « ne savaient pas vraiment ce qui se passait ». Pour James Walston, politologue de l’université américaine de Rome, « il n’y avait absolument aucune pression de la part d’Hitler » pour le manifeste de 1938. À l’époque, explique l’universitaire, l’Italie est encore courtisée par la France et la Grande- Bretagne pour devenir une alliée. Le pacte germano-italien, dit pacte d’Acier, n’est signé qu’en 1939. « Mussolini pouvait tout à fait se sortir de l’étreinte hitlérienne », affirme aujourd’hui Walston.

 

Face aux responsabilités du passé 

 

Cette attitude clémente envers la période fasciste de l’Italie n’est cependant pas nouvelle dans le pays. Alessandra Mussolini, petite-fille du dictateur, est, par exemple, une députée très entendue du parti politique fondée par Berlusconi. Et un allié de longue date de celui-ci, Gianfranco Fini, ancien vice-président du Conseil et leader du parti de l’Alliance nationale qui a émergé des ruines du mouvement fasciste, a jadis qualifié Mussolini de « plus grand homme d’État du 20e siècle ». Il est, depuis, devenu plus critique envers le dictateur. Mais le Cavaliere lui-même a notoirement plaisanté en 2006, déclarant que Mussolini n’avait « jamais tué personne, mais envoyait simplement les gens en vacances en exil intérieur ».

 

Une tolérance révoltante qui s’explique, selon certains penseurs, par l’échec italien à assumer entièrement son rôle au cours de la Seconde Guerre mondiale.

 

Plusieurs raisons à cela : le fascisme a été renversé en 1943, au beau milieu de la guerre. De plus, ses premières années ont été marquées par une politique sociale progressiste et des investissements massifs dans des infrastructures encore existantes aujourd’hui.

 

Enfin, un certain nombre d’histoires largement rapportées sur des Italiens qui ont caché des Juifs pendant la guerre ont permis d’échapper au rôle joué par l’ensemble de la nation. « D’une certaine manière, l’Italie est psychologiquement vaccinée contre sa responsabilité à l’égard du fascisme », commente Franco Pavoncello, président de l’université John Cabot à Rome. « Oui, d’accord, les fascistes ont créé la première sécurité sociale du pays. Et alors ? Ils sont aussi détruit la nation, participé à une guerre horrible et contribué à un génocide ».

 

« On essaye de faire passer les fascistes pour un régime de clowns » 

 

Fabio Perugia, porte-parole de la communauté juive à Rome, confirme : « La plupart des Italiens n’ont jamais pleinement pris la mesure de ce qui s’est passé pendant la guerre ». Résultat : certaines mesures, mises en place à l’époque, ne sont abrogées que très longtemps après. Emilio Gentile, professeur émérite d’histoire à l’université La Sapienza de Rome, souligne que la dernière loi restreignant les droits civils des citoyens juifs n’a été abolie qu’en 1978 et que le 27 janvier, date anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau choisie comme Journée internationale à la mémoire de la Shoah, n’a été officiellement reconnu par l’Italie qu’en 2001, largement à la traîne du reste de l’Europe.

 

Pour Gentile, il reste beaucoup à faire.

 

« Même aujourd’hui, si la plupart des élus et des chefs de communautés italiens baissent la tête en signe de respect le 27 janvier, les autres 364 jours de l’année, ils oublient tout ».

 

Le jour des commentaires de Berlusconi, la chancelière allemande Angela Merkel a rappelé que l’Allemagne portait « une responsabilité à jamais » pour ses actions au cours de la Seconde Guerre mondiale. Une responsabilité que les Italiens ne semblent pas prêts à endosser. « Il n’y a jamais eu de catharsis nationale au sujet de ce qui s’est passé », déplore Pavoncello. « On essaye de faire passer les fascistes pour un régime de clowns et on dit “ce n’est pas nous, c’est eux”. Les Italiens ont tendance à croire qu’ils ont fait leur devoir le 8 septembre 1943, lorsque l’Italie s’est rendue et a rejoint les Alliés. Ensuite, ils ont juste envie de retourner à leurs vies quotidiennes : admirer les jolies femmes, siroter un bon vin et aller à la plage ».

 

Un constat partagé par Gentile. « Au lieu de reconnaître le rôle de l’Italie, de nombreux Italiens essayent de prendre leurs distances avec ce qui s’est passé en faisant passer les fascistes pour des pantins », déplore-t-il.

 

Dans un contexte électoral 

 

Selon Perugia, les mouvements radicaux de la droite italienne se répartissent en deux catégories : ceux qui adhèrent aux valeurs sociales d’extrême droite et sont, de ce point de vue, moins à craindre, et ceux qui cèdent à la nostalgie du fascisme ou de Mussolini lui-même.

 

Berlusconi ferait partie de la seconde catégorie. « Il existe un certain nombre de similarités entre les deux hommes », relève le porte-parole. « Tous deux sont d’excellents communicants, ils sont avides de grands projets et de grandes déclarations, ont un ego surdimensionné et aucun n’a la patience pour un vrai débat autour de leurs décisions ou pour être contredit ».

 

Malgré ce tableau peu réjouissant, des signes de progrès sont à souligner. Le quai de la gare de Milan depuis lequel Berlusconi a lancé ses commentaires est actuellement transformé en un petit musée commémoratif. D’autres plans sont en cours d’approbation pour fonder un musée de la Shoah à Rome, dans la villa où résidait Mussolini après avoir emménagé dans la capitale.

 

Ces trois dernières années, l’éclairage du Colisée était éteint pour le 27 janvier. Et, même si l’indignation a duré relativement peu de temps après la dernière sortie de Berlusconi, elle était bien plus sévère et nuancée qu’après ses commentaires objectivement plus difficiles à avaler en 2006.

 

Des avancées qui, selon Perugia, sont néanmoins davantage liées au passage du temps qu’à une véritable prise de conscience nationale. « À mesure que le temps passe, les chances d’une reconnaissance à large échelle des crimes de Mussolini diminuent », affirme-t-il. La plupart des experts estiment néanmoins que la saillie de Berlusconi, alors numéro 2 dans les sondages en vue de l’élection, est à resituer dans un contexte électoraliste.

 

Selon Walston, il s’agissait avant tout d’un appel du pied aux électeurs d’extrême droite qui risquaient d’échapper au Cavaliere.

 

Une analyse que partage Pavoncello, tout en y ajoutant un cadre européen.

 

« Berlusconi aime bien dire que son dernier gouvernement a été miné par l’influence allemande au sein de l’Union européenne et qu’en raison de la crise, Mario Monti – son successeur à la tête du Conseil – s’est également fait dicter sa conduite par les Allemands. Dans sa campagne, il a promis de résister à cette influence. Je pense qu’il a voulu jouer l’argument historique selon lequel même Mussolini a été renversé sous la pression allemande ».