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Pierrot venait de la ferme de Lautrec que les Éclaireurs avaient créée dès le début de l’Occupation ; et moi je venais de Grenoble où j’étais responsable régional de la Sixième, l’organisation qui se livrait à la fourniture de faux papiers, à fournir du travail aux clandestins et au sauvetage des jeunes.
C’est en marchant dans la nuit que nous avons fait connaissance et, petit à petit, notre origine alsacienne commune, le fait aussi qu’il était scout depuis de nombreuses années au sein de notre même mouvement, avaient contribué à faire éclore une sympathie qui n’a pas été à ce moment-là beaucoup plus loin, car, après nous être équipés, lui, Résistant, est retourné à Lautrec et moi à Grenoble.
Nous nous sommes retrouvés après la Guerre ; Pierrot avait participé à cette Guerre, mais il était alors responsable d’une maison de jeunes dans la banlieue de Versailles où il accueillait, fortifiait, éduquait des jeunes et, notamment, ceux qui avaient pu être sauvés des camps de concentration et qui, de Pologne, avaient été amenés en France. Pierrot s’occupait non seulement de les accueillir, mais aussi de leur apporter l’aide personnelle, intellectuelle, sociale et le réconfort d’une présence amie.
Nous nous sommes ensuite sans doute perdus de vue pendant un certain temps et je l’ai retrouvé plus tard alors qu’il occupait au sein du Fonds social juif unifié des responsabilités déjà importantes et alors qu’il a été par la suite délégué par le Fonds social au C.R.I.F. dont il a pendant des années assuré la direction générale. C’est là que je l’ai retrouvé plus tard sous la présidence du Professeur Ady Steg, au côté de notre regretté ami Jean-Paul Elkann qui présidait alors le Consistoire.
Nous ne nous sommes guère quittés depuis et nous avons eu très souvent non seulement l’occasion de nous rencontrer, mais de nous concerter et d’essayer, alors que nous étions différents l’un de l’autre, de mieux comprendre certaines actions à mener au sein de la communauté afin de tenter de mieux les entreprendre et de bien les conduire. Pierrot a toujours été un homme hautement responsable et il a presque toujours été l’un des dirigeants des activités de la communauté et un grand acteur du rapport de la communauté avec l’Administration et les pouvoirs publics. C’est ainsi que par son entremise, lorsque j’ai présidé le CRIF, j’ai pu avoir des contacts extrêmement utiles à la fois au ministère de l’Intérieur et, plus particulièrement, avec les préfets de police de Paris successifs et certains préfets de province.
Pierrot a joué dans notre communauté un rôle majeur, souvent déterminant, non pas en essayant de prendre la tête de telle ou telle organisation, mais en assumant avec calme et sans publicité des responsabilités non négligeables et essentielles. Il a, à cet égard, entre autres, participé au sauvetage des juifs d’Éthiopie dont certains transitaient par Paris, Pierrot ayant obtenu des autorités françaises l’autorisation de les déclarer émigrants en France aux fins que les autorités éthiopiennes les laissent quitter le territoire. Mais, de Paris, ils embarquaient immédiatement pour Israël où ils se sont installés assez nombreux.
Pierrot n’était pas quelqu’un qui cherchait à présider ; en effet, il n’a demandé la présidence d’aucune œuvre - par contre il a su assumer la direction des activités dans de nombreux domaines et il savait s’encadrer des équipes nécessaires et former de futurs responsables, ceux-là mêmes qui se retrouvent aujourd’hui à la tête de responsabilités communautaires importantes. Il savait aussi exercer une autorité claire, constante, éclairée et efficace. Et ceux qui travaillaient avec lui ou sous sa direction - une direction plus paternelle que formelle - savaient ce qu’ils recevaient de lui et en étaient fiers et satisfaits. Ceux qui sont passés par ses services, ceux qui ont collaboré avec lui, lui ont conservé une fidélité totale, une grande admiration et sans doute aussi une très forte reconnaissance.
Je crois être devenu l’ami de Pierrot. Je crois que nos rencontres assez nombreuses, régulières, étaient non seulement amicales, mais, pour moi en tout cas, à certains égards, fraternelles. Nous avions le même âge, nous étions quasiment de la même origine encore que le passé alsacien de ma famille était plus lointain que le sien, car lui était né à Strasbourg alors que mon père déjà était né à Paris ; nous avions reçu une formation identique, mais chacun exerçait et vivait à sa manière personnelle.
Ces dernières années, alors qu’il était malade, je le voyais fréquemment chez lui ou à l’hôpital. J’allais le rencontrer avec toujours ce sentiment d’un rendez-vous très cordial auquel s’ajoutait le plaisir d’être accueilli par son épouse, Claude.
J’ai perdu le dernier ami de ma génération, le dernier compagnon de vie, le dernier avec lequel pendant des années j’ai pu échanger des points de vue, des espoirs, des sentiments et continuer une vie qui, parfois lorsqu’elle est très longue, est lourde à porter.
J’étais de quelques mois son aîné, mais il m’a devancé, il est parti avant moi. J’ai perdu le dernier ami avec lequel je pouvais évoquer le passé dans une fraternité non seulement de points de vue, mais dans la certitude que nous avions traversé chacun de notre côté et presque ensemble les événements les plus dramatiques de notre vie, et que nous étions en quelque sorte les ressuscités ou plutôt les survivants qui, lorsqu’ils employaient certains mots, se souvenaient de leur portée historique.
Voilà, la mort étant notre destinée commune, je ne suis pas étonné que Pierrot, qui avait bien plus de mérite que moi, soit parti le premier. Je le suivrai, mais, en attendant, je garderai en moi son souvenir, celui d’une amitié fraternelle exigeante et complice.