Tribune
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Publié le 23 Décembre 2013

L’affaire Heidegger (suite), vue d’Allemagne

Par Nicolas Weill

 

La révélation de textes antisémites disséminés dans le "Journal de pensée" d'Heidegger (les Cahiers noirs, Schwartze Hefte, en cours d'édition dans la maison qui publie la Gesamtausgabe, Vittorio Klostermann) continue à produire sa prévisible onde de choc. C'est au tour de la presse allemande d'entrer dans la danse en reprenant les éléments d'un scandale d'abord parisien, tout en apportant quelques informations supplémentaires. Dans un article paru dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung (14/12/2013) et intitulé "Debakel für Frankreichs Philosophie", Jürg Altwegg, fin observateur de la scène intellectuelle hexagonale, ironise sur les événements de ces derniers jours. Il se demande carrément si la philosophie contemporaine française, dont les grandes gloires, Jacques Derrida notamment, ne sont à en croire le mot mordant de George Steiner que des "notes de bas de page" d'Heidegger (photo), pourra se relever de ces révélations, elle dont les tenants ont tout fait pour exonérer l'auteur d'Être et temps du pire, en l’occurrence l'antisémitisme s'exprimant en plein régime hitlérien.

L'Heideggerrei (la passion pour Heidegger) a toujours étonné ou choqué les plus importants penseurs allemands de l'après-guerre, à commencer par Adorno. Pour beaucoup d'entre eux, le cas était réglé, et il était difficile de faire carrière en philosophie avec Heidegger, au rebours de la France. D'autant que l'inscription du philosophe dans l'univers et le contexte des grandes tendances du nationalisme et de la révolution conservatrice de l'époque de Weimar ne paraissait guère faire de doute. Décontextualisée à Paris, Heidegger semblait plus immatérielle. Voilà sans doute pourquoi c'est en France que le maître de Fribourg-en-Brisgau a irrigué une bonne partie de la pensée française, fut-elle la plus critique, de Paul Ricœur à Michel Foucault en passant par Pierre Clastres ou Jean-Luc Marion. Le conservatoire heideggerien était par excellence les grandes khâgnes où les charismatiques professeurs de philosophie diffusaient la doctrine, de Jean Beauffret, le dédicataire de "La Lettre sur l'humanisme" à François Fédier, le gardien de l'orthodoxie et de la pureté du maître, en dépit des évidences qui se sont accumulées au gré de l'ouverture des archives… Lire la suite.