Tribune
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Publié le 12 Avril 2013

La chute d'un grand rabbin de France

 

Par Jean-Marie Guénois

 

Après une semaine  de vives polémiques où il a été convaincu de plagiats répétés et de mensonge sur son agrégation de philosophie, le grand rabbin de France, Gilles Bernheim, qui refusait de démissionner, a finalement remis  son mandat, jeudi,  devant le Consistoire.

 

Il était au pinacle. Mondialement connu. Notamment depuis que Benoît XVI avait publiquement cité (une première dans l'histoire) son essai publié à l'automne dernier contre le mariage homosexuel. Jamais, au fond, un grand rabbin de France n'avait été à ce point reconnu dans le judaïsme et hors du judaïsme.

 

Cet homme de hautes vues et de grande stature, très respecté pour sa qualité intellectuelle, est aujourd'hui à terre. De lui-même, il s'est retiré, brisé. Une courte semaine de rage médiatique et de vives polémiques l'a abattu. Jusqu'au bout, il a tenté de résister en refusant la démission qu'il qualifiait, mardi soir encore, de «désertion».

 

Très dignement donc, jeudi à midi, le grand rabbin est entré dans la salle du Consistoire central où Joël Mergui, président de cette instance, avait convoqué un «conseil extraordinaire» pour trouver une issue à la crise. Les deux hommes venaient de s'entretenir longuement. Ce rendez-vous couronnait des discussions intenses de la nuit de mercredi à jeudi. Un accord avait finalement été scellé. Les jeux étaient faits.

 

Demande de pardon publique

 

Gilles Bernheim, affecté, à la fois tendu et serein, a commencé par serrer la main de chacun des trente membres présents. Il a ensuite pris la parole dans un lourd silence. Pendant une vingtaine de minutes, il a reconnu ses «fautes» et ses «erreurs». Il est revenu, comme mardi soir sur Radio Shalom, sur les griefs qui lui étaient reprochés. Les plagiats, la fausse agrégation de philosophie. Il a publiquement demandé pardon. Et annoncé, livide, en conclusion qu'il mettait un terme à sa fonction de grand rabbin… Non sans avoir critiqué les effets d'une société de transparence qui conduit à «la mise à mort» d'individus avec «mise en pâture» et «lynchage». Aucun débat ou vote de défiance n'a été nécessaire. Gilles Bernheim a préféré prendre l'initiative de sa fin.

 

En évoquant le «retrait du grand rabbin de France» et non sa «démission», le Consistoire central (instance élective créée sous Napoléon pour reconnaître et organiser la religion juive en France) a «pris acte avec émotion et tristesse» de sa décision. Le Conseil a salué une «décision courageuse qui honore Gilles Bernheim dont l'autorité et l'apport spirituels sont considérables». Il l'a remercié pour «l'œuvre décisive qui a été la sienne» depuis son élection en 2008 «au service et pour le rayonnement du judaïsme en France».

 

Dans un communiqué publié un peu plus tard, Gilles Bernheim a renouvelé «ses excuses à la communauté juive de France» et a expliqué le sens de sa démarche: il ne lui était «plus possible de remplir la charge avec la sérénité et la tranquillité qui en sont les corollaires nécessaires», il a donc annoncé «sa décision de prendre congé de ses fonctions».

 

Dans les communautés juives de France, le « soulagement » a été non seulement immédiat, mais général. Ces derniers jours, le grand rabbin avait fait l'unanimité contre lui.

 

Priant pour que «sa demande de pardon» soit «entendue», il a «souhaité» que «les faits graves qui lui sont reprochés et qui le marquent n'occultent pas l'ensemble des actions menées au titre de ses différentes fonctions rabbiniques».

 

Une sortie très douloureuse, ses proches le disent «totalement broyé», mais honorable. L'ancien grand rabbin de France n'est d'ailleurs pas exclu de l'instance du Consistoire où il devrait conserver une fonction particulière. Mardi soir, il avait plaidé à juste titre: «Dans l'activité rabbinique qui est la mienne, je n'ai pas commis de fautes, l'histoire de l'agrégation, l'histoire de plagiats, ce sont des faits importants et graves, mais je n'ai pas commis de fautes dans l'exercice de ma fonction.» Personne ne lui en fait d'ailleurs reproche. Tous se demandent plutôt qui dans le corps rabbinique aujourd'hui dispose de l'aura nécessaire pour assumer une telle succession.

 

Une période d'intérim va être assurée par deux hommes, le grand rabbin de Paris Michel Gugenheim et le directeur de l'école rabbinique Olivier Kaufmann. Dès que possible une nouvelle élection aura lieu. Le mandat de sept ans de Gilles Bernheim courrait encore pour deux années. Un responsable important expliquait jeudi après midi: «Il faut laisser reposer cette pression et passion. Une fois le calme revenu, nous évaluerons si nous convoquons des élections ou si la solution intérim ira jusqu'à la fin du mandat prévu. Ce sera en tout cas une affaire de plusieurs mois.»

 

«Croyant et fasciné par le doute»

 

Dans les communautés juives de France - une population estimée entre 400 000 et 600 000 personnes dont un quart pratique plus ou moins religieusement, mais où le sentiment d'attachement est absolument viscéral -, le «soulagement» a été non seulement immédiat, mais général. Ces derniers jours, le grand rabbin avait fait l'unanimité contre lui. Surtout après son interview à la radio. Et dans une mesure inversement proportionnelle au soutien et à la reconnaissance dont il jouissait il y a encore une semaine avant ces premières révélations. La question de l'agrégation ne passait pas du tout. Encore moins celle de mettre dans la bouche de rabbins défunts des propos copiés-collés d'autres. Et même d'un prêtre catholique! Le comble… Jeudi après-midi, on parlait pour les uns de «la fin d'un cauchemar», mais d'autres évoquaient déjà «une page tournée». Un jeune rabbin de l'est de la France insistait: «Le judaïsme français n'est pas en crise. Bien au contraire ! C'est avant tout l'histoire d'un homme. Il a toujours subi des attaques. On comprend mieux aujourd'hui que ceux qui le critiquaient n'avaient peut-être pas complètement tort.»

 

L'histoire d'un homme, d'un destin qui tourne court subitement: Gilles Bernheim a 60 ans. Il atteint le sommet de sa gloire et il chute, presque aussitôt, comme frappé à mort. En décorant des insignes de chevalier de la Légion d'honneur ce religieux marié à une psychanalyste, père de quatre enfants, Nicolas Sarkozy, alors président de la République, avait salué en 2010 un homme qui «ne s'est jamais présenté comme un professeur de certitude». Ajoutant ce commentaire admiratif: «Être à la fois orthodoxe, croyant et fasciné par le doute, c'est quelque chose…»

 

Admiration largement partagée dans plusieurs milieux. Ainsi ce responsable catholique qui l'a côtoyé lors de réunions interreligieuses où se retrouvaient les mêmes hauts responsables de différentes religions. Il confiait: «Il y avait les réunions avec ou sans le grand rabbin Bernheim. Sans lui, il ne se disait pas grand-chose. En sa présence, tout changeait. Il se passait quelque chose.» Il n'y aura plus de réunions avec «le» grand rabbin. «Quel gâchis…», confie, dépité, l'un des plus grands responsables du judaïsme français qui demande à rester anonyme comme beaucoup d'autres tant cette affaire, très sensible, atteint le cœur et l'âme de cette communauté.

 

La petite et la grande histoire

 

Reste une énigme. Celle de la petite histoire. Elle consiste à savoir pourquoi Bernheim a finalement accepté de se retirer. Et la véritable question, celle de la grande histoire, qui vise à comprendre pourquoi cet homme dont tous louaient l'éminence a été littéralement abattu… Car sans concéder quoi que ce soit aux inacceptables et «graves fautes» qu'il a reconnues, il n'y a pas d'autre mot pour qualifier cette subite descente aux enfers.

 

Sur la petite histoire, l'évolution de Gilles Bernheim entre mardi soir, où il n'envisageait pas la démission, et le moment où il la présente lui-même, deux facteurs ont joué. L'intervention, jeudi 11 avril 2013 sur Europe 1, de Manuel Valls, ministre de l'Intérieur et des Cultes, a semble-t-il pesé sur le Consistoire, l'institution par excellence du judaïsme chargé de son image, de ses intérêts. Tout en se défendant de «prendre position» sur une «instance de la communauté juive», le ministre a suggéré au grand rabbin «de réfléchir», car «quand la confiance est ébréchée, il faut des gestes forts», a-t-il lâché. Ce fut un signal sans équivoque de l'autorité publique.

 

Le second élément, bien plus important, touche la problématique qui fut décisive pour son élection en 2008. Et elle le demeure pour l'élection de son successeur. Bernheim se présentait alors contre le grand rabbin Sitruk. Il incarnait ce que les juifs de France appellent un «judaïsme ouvert». Non pas «libéral», mais rigoureux sur les principes et en même temps «ouvert» à la société et «à toutes ses composantes» sociales et religieuses. Évoquant sa succession à venir, un rabbin connaissant de l'intérieur les arcanes résume brutalement: «On ne veut pas d'un barbu…» En clair, d'un juif trop orthodoxe, «rigide et fermé». Enjeu d'autant plus crucial que l'antisémitisme monte à vue d'œil en France…

 

Mais la cause de sa chute n'est pas là. «Il paye le prix fort de son engagement contre le mariage homo», a confié dès le début de la crise un responsable catholique à un proche de Bernheim. Thèse à laquelle le grand rabbin lui-même a refusé de répondre et qu'aucun responsable juif ne valide.

 

Reste la cabale universitaire liée aux plagiats. Elle rampait depuis des mois. Le grand rabbin a estimé avoir reçu des «menaces» jeudi, issues du site qui allait révéler ses copier-coller et «exigeant sa démission». Au point qu'il les a fait signaler au ministère de l'Intérieur. Mais pourquoi ce site a-t-il choisi de mettre maintenant sa «menace» à exécution?