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L'image floue a fait le tour du monde. On y voit Abubakar Shekau, le chef de Boko Haram riant franchement entre deux déclarations, hésitant entre le grotesque et monstrueux. Dans cette vidéo diffusée le 5 mai l'«émir» de ce groupe radical nigérian encourage les siens à «tuer, tuer, tuer», François Hollande, George Bush, Ban Ki-moon et… Abraham Lincoln. «J'aime tuer quiconque Dieu me demande de tuer, comme des poulets», explique ce colosse barbu pour appuyer son propos. Surtout, il reconnaît, ce que la rumeur disait, mais que nul ne croyait vraiment: son intention de «vendre au marché, au nom d'Allah», les quelque 200 jeunes filles capturées dans une école, et d'en garder certaines «en esclaves». Ce rapt, dans la nuit du 14 avril dans la petite ville de Chibok, dans le nord-est du pays, avait déjà choqué. L'aveu va provoquer un tollé rare.
Au Nigeria d'abord, pays pourtant peu enclin à la compassion, mais où le souvenir de la traite est des plus vivaces. Puis dans le monde, via les réseaux sociaux et la campagne #BringBackOurGirls, qui va mobiliser jusqu'à Michelle Obama. En un rien de temps, l'inconnu Abubakar Shekau et Boko Haram sont devenus les nouveaux visages de la violence en Afrique, reléguant au loin les fanatiques chrétiens ougandais de la LRA et leur maître, Joseph Kony. Comme ce dernier, Shekau est désormais traqué par les forces américaines et le FBI, arrivés vendredi au Nigeria. La France comme la Grande-Bretagne ont aussi envoyé des missions pour rechercher les malheureuses.
«Je crois que l'enlèvement de ces jeunes filles marque le début de la fin du terrorisme (…) il pourrait aider à mobiliser la communauté internationale», s'est félicité jeudi le Président nigérian, Goodluck Jonathan. La phrase a fait grincer des dents dans les chancelleries. Il y a moins d'un an, un haut responsable américain s'agaçait ainsi du manque d'intérêt du Nigeria pour leurs propositions. «On sent l'armée et les autorités très récalcitrantes à prendre en compte nos conseils, nos analyses et même notre aide.» Sous la pression de son opinion, Abuja a depuis changé de pied, sollicitant le soutien occidental. «Cela a dû coûter en termes de fierté et montre à quel point l'heure est grave», souligne le chercheur Benjamin Augé.
Le danger Boko Haram est pourtant tout sauf nouveau. En douze années, le groupe est accusé d'avoir fait 3 500 morts. De son vrai nom Jama'atu Ahlul Sunna Lid-Da'awati wal-Jihad (communauté des disciples pour la propagation de la guerre sainte et de l'islam), le mouvement s'est signalé au début des années 2000 dans l'État de Borno, dans le nord-est du pays. Les fidèles, autour de leur chef, Mohammed Yusuf, réclament l'instauration de la charia et rejettent en masse les symboles occidentaux, perçus comme antimusulmans et manipulés par l'État central honni, à commencer par l'école. Il leur vaut le surnom de Boko Haram (de boko - «livre» - en anglais local et haram - «interdit» - en arabe). Ceux que l'on appelle alors aussi les «Yusufiyya» n'inquiètent guère. Le mouvement n'est pas si différent d'autres sectes, à commencer par celle des «Maitatsine» et leur prophète Mohammed Marwa, un exalté de la fin des années 1970. Boko Haram, derrière le charismatique et poli Yusuf, grandit vite, recrutant sans mal parmi les nombreux élèves des écoles coraniques et les petits voleurs. Le discours contre les élites prédatrices fait recette. Le pays est riche, et même depuis peu le plus riche du continent, mais la misère ne régresse pas, encore moins dans le Nord délaissé. L'électricité est rare, les routes défoncées. À Borno, la moitié de la population est considérée comme pauvre et à peine 50 % des enfants fréquentent des écoles laïques.
Le succès de Mohammed Yusuf attire vite l'attention des politiciens locaux qui, dans la démocratie nigériane naissante, n'hésitent devant rien pour s'acheter une clientèle. On séduit Yusuf, avec de l'argent et des promesses, sûrs de pouvoir le manipuler. Plus tard les deux grands partis, le PDP (People's Democratic Party), au pouvoir, et l'ANPP (All Nigeria Peoples Party) se rejetteront, sans complexe, cette faute originelle. «Le monstre a échappé à ses créateurs», analyse un membre des services de sécurité nigérians cité par International Crisis Group (ICG).
Agacé par les engagements non tenus, particulièrement le refus du gouvernement local d'instaurer des lapidations et des coups de fouet, Boko Haram est pris du syndrome Frankenstein. La secte se mue en groupe terroriste, s'approvisionnant en kalachnikovs au Tchad voisin. Les attaques de commissariats, de bâtiments administratifs et de bars augmentent. Tout comme celui des banques, ces casses qui, avec le racket, irriguent les caisses du mouvement… Lire la suite.