Tribune
|
Publié le 23 Avril 2013

La Lionne du Caire

 

Par Yves Fedida, président de l’association Nebi Daniel

 

À l’entrée du pont Kasr El Nil au Caire, reliant Tahrir à Gezirah, deux lions monumentaux en bronze montent la garde. Imposants, fiers, et forts ils évoqueront pour moi désormais  le rôle et le style de Mme Carmen Weinstein décédée à 82 ans, l’âge précis de la première pierre de ce pont. Samedi 13 avril 2013, le téléphone sonne aux aurores. À cette heure-là ce n’est jamais une bonne nouvelle. Au bout du fil, Magda Haroun m’apprend le décès de Carmen. Moment de stupeur. Voilà à peine un mois, Roger Bilboul, Président de notre association Nebi Daniel avait longuement discuté avec elle du projet de Musée Juif à Fostat. Magda m’assure qu’elle était encore active la veille pour superviser les travaux de l’annexe à la synagogue de Maadi. Si Carmen avait encore la force et l’énergie pour faire avancer les projets qui nous étaient chers, son corps, lui, n’était malheureusement pas du bronze dans lequel sont coulés les gardiens du pont.

 

Je connais Magda depuis plusieurs années et je la sens à la fois très émue d’avoir perdu Carmen  de manière si soudaine,  mais bien résolue pour mener à bien la tâche qui lui incombe inéluctablement.  « Nous voulons faire quelque chose de bien, des funérailles dignes d’elle », m’assure Magda. Notre association décide de prendre  en charge l’envoi de Paris du rabbin officiant, un proche de Carmen, et d’être présente aux obsèques où Roger Bilboul  prendra la parole.

 

À voir le rassemblement des représentants de la presse mondiale à la Synagogue Shaar Hashamayim, la multiplicité des reportages à travers le monde, la présence de nombreux ambassadeurs et des personnalités venues de loin pour lui rendre hommage, la gardienne du pont avait accompli son travail avec brio, même si au passage la lionne avait griffé quelques-uns… dont moi !

 

Rendons hommage. Combien de femmes présidentes connais-tu ? Combien de présidentes de communautés juives ?... De communautés juives dans un pays arabe ?... Sous tutelle islamiste ? Et à présent demande-toi  combien de présidents de communautés juives à travers le monde - encore moins de femmes présidentes de communautés juives dans un pays arabe islamiste - ont obtenu de leur gouvernement de restaurer deux synagogues (Adly et la Karaite) d’en reconstruire une, comprenant l’ancienne yeshiva (La Rambam) tout en conservant  l’ensemble des autres. Combien ont maintenu leur contenu à l’abri des prédateurs de toutes sortes ? Combien ont réussi à   établir une bibliothèque et ouvrir un espace dédié à la Génizah ? Oui, combien ? 

 

Si les médias, dont elle se méfiait  et qu’elle répugnait à rencontrer en temps normal,  pouvaient enfin l’approcher à son décès,  elle leur faisait toucher du doigt à la fois la beauté de Shaar Hashamayim et  la détresse de Bassatine. Le Bassatine des égouts à ciel ouvert, le Bassatine ‘démarbré’, ce Bassatine proie des  irrespectueux sans foi ni loi, où elle choisit malgré tout de se faire enterrer. Au-delà de l’antienne « de la vingtaine de  juives en cours de disparition chez les islamistes », le riche patrimoine qu’elle s’était efforcée à préserver, l’immense difficulté de la tâche, devenait pour les médias une évidence criante permettant un retentissement international, et rappelant au bon souvenir de monde notre ancienne communauté, son histoire et  son patrimoine.

Carmen n’a pas eu d’enfants. Telle une lionne, elle rugissait plus d’une fois dès qu’on s’approchait un peu trop de ses « lionceaux »… les Synagogues, les Sifré Torah, les Registres, les Cimetières. Elle était constamment à la recherche de moyens pour la subsistance et l’éclat de ses lionceaux. Nous avons tous entendu le « combien tu donnes ? ». Oui, combien ?

 

D’une noble stature, elle savait ce qu’elle voulait et comprenait la jungle dans laquelle elle évoluait. Telle une  lionne elle ne cherchait pas à être aimée, mais respectée, tant sa personne que son  territoire. Et pourtant, à voir les employés de la communauté la porter à sa dernière demeure, à constater qu’ils pleuraient ouvertement sa perte, on conclut à plus que  du simple respect.

    

Notre première rencontre d’il y a dix ans fut  difficile.  Elle pensait que tous ceux qui parlaient du patrimoine juif d’Égypte voulaient en réalité se l’approprier. Je pris lentement conscience que la lionne ne faisait que protéger jalousement ses enfants  pour qu’ils puissent survivre de l’autre côté du pont. Certes nos priorités étaient divergentes, mais nous recherchions le même objectif : ne pas laisser oublier notre Histoire.  Nous apprîmes dans l’association Nebi Daniel  à respecter ses priorités,  à l’accompagner en gardant la distance respectueuse qu’elle  commandait.

 

Avec le temps, je pense qu’elle comprit que nous aussi, hors d’Égypte,  faisions intégralement partie du patrimoine qu’elle se devait de mettre en lumière. Elle vit que les ministres de la Culture et des Antiquités commençaient à abonder dans notre sens, pour la restauration de la Synagogue d’Alexandrie, qu’ils  acceptaient le principe des copies des registres, juste avant la révolution. Nous n’étions plus de dangereux prédateurs.  Notre modeste contribution à la restauration de Shaar Hashamayim, nos encouragements politiques pour la reconstruction de la Rambam et de la synagogue Karaïte et l’organisation de la petite exposition permanente à Fostat sur la Geniza, notre présence et l’absence de critiques inutiles et stériles firent que nous étions tolérés. On n’apprivoise pas facilement  une lionne.

 

Je ne suis pas certain que Carmen approuverait une partie de la prière d’inhumation qui rappelle « Pour celui qui ici-bas a toujours fait son devoir selon la volonté du Seigneur, le jour de la mort est préférable au jour de la naissance », car il lui restait tant à faire. Je suis certain qu’elle accepterait par contre l’autre partie qui dit « Toi seul peux juger chacun selon ses œuvres et le récompenser réellement pour ses actions au cours de son séjour ici-bas ». Grâce à son acharnement de chaque instant, les lionceaux vont subsister durablement. Qu’elle en soit au moins remerciée et si D… veut,  récompensée.  

 

À sa chère sœur Glorice, et aux membres de  la communauté juive du Caire, ainsi qu’à sa nouvelle Présidente, je formule les vœux de consolation. Nous sommes reconnaissants à Magda et Nadia Haroun d’avoir pris en charge l’organisation des obsèques. À la nouvelle présidente de la communauté du Caire nous disons HAZAK ! Force et courage.

 

N’oublie pas Magda qu’il y a DEUX lions à Kasr El Nil.