Tribune
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Publié le 8 Juillet 2013

La nouvelle Égypte ou la révolution permanente

Par Benoît Margo, consultant en géostratégie du Moyen-Orient

 

Deux ans et demi après la chute de Hosni Moubarak, l'armée égyptienne a déposé le président islamiste Mohamed Morsi, démocratiquement élu, mais contesté par un mouvement populaire massif. Ce coup de force vient rappeler que le processus enclenché par la révolution de 2011 s'inscrit sur le temps long.

Est-ce un coup d'État?

 

Quand l'armée destitue les autorités en place, c'est un coup d'État. En l'occurrence, l'armée s'est abritée derrière les Égyptiens qui sont descendus par millions dans les rues à l'occasion du premier anniversaire de la présidence de Morsi, le 30 juin. Voilà pourquoi le parallèle avec la démission forcée de Moubarak par l'armée, le 11 février 2011, fait sens.

 

L'impression en Égypte -pour les opposants au président déchu- est que l'armée n'a fait que renverser une dictature, ou à tout le moins un pouvoir qui commençait à s'en rapprocher. Pour les partisans des Frères musulmans, le coup d'État ne fait en revanche pas de doute. Ils se réfugient derrière la légitimité électorale de Morsi.

 

Ce que les Frères ont oublié, c'est que la démocratie, ce n'est pas laisser les vainqueurs des élections agir à leur guise durant leur mandat. Par ailleurs, convoquer des scrutins anticipés fait aussi partie de la vie démocratique quand une crise grave se dessine. Le pouvoir sortant l'a pourtant toujours exclu. Et pour cause, il avait peu de chances de les remporter cette fois.

 

Quelles sont les causes de la crise actuelle ?

 

Depuis 2011, la situation économique de l'Égypte, qui avait déjà en grande partie motivé le renversement de Moubarak, s'est encore détériorée. L'instabilité chronique et l'incurie des autorités ont empêché la sortie du cercle vicieux.

 

Certes, les islamistes ont hérité d'un chantier titanesque en 2012. Les institutions en place, comme la Justice ou la police, ne les ont pas aidés non plus. Toutefois, ils se sont montrés encore moins capables que leurs prédécesseurs et ont renié leurs promesses de développement économique et de réconciliation politique.

 

La gestion clanique et autoritaire des affaires de l'État (nomination de proches, ingérence du guide suprême de la confrérie et de son puissant second dans les prises de décision, passage en force pour adopter la nouvelle constitution, procès contre la liberté d'expression) a fortement polarisé une société chauffée à blanc et consciente de sa force nouvelle depuis deux ans. Les Frères musulmans sont tout simplement tombés dans le piège de l'exercice du pouvoir.

 

Leur arrivée aux affaires était évidente après Moubarak: ils étaient les mieux organisés et les mieux implantés au niveau local. Leur défaite semblait aussi aller de soi à terme, en raison de leur impréparation à assumer la charge de conduire le pays.

 

Mais le plus surprenant c'est que ce retour de bâton soit arrivé si vite. La capacité des islamistes à se rendre impopulaires a été phénoménale! C'est donc une nouvelle phase qui s'ouvre pour l'Égypte et sa révolution, sans les Frères musulmans en tête de gondole.

 

Qui gouverne l'Égypte désormais?

 

L'armée ne veut pas reprendre ce pouvoir qui avait tant terni son prestige avant l'élection de Morsi. Comme les Frères dorénavant, elle sait qu'il s'agit d'un gros gâteau empoisonné. Les militaires vont par conséquent gérer la nouvelle transition au Caire depuis les coulisses et retrouver leur position d'arbitre.

 

Contrairement à ce qu'il s'était passé après le départ de Moubarak, le pouvoir a été remis aux civils. La Constitution si controversée de 2012 a été suspendue. Le président de la Haute Cour constitutionnelle, le terne Adly Mansour, est devenu chef d'État par intérim. Il aura sans doute un rôle plus symbolique qu'exécutif jusqu'au retour à un président élu.

 

Un nouveau gouvernement d'union nationale doit être formé. Et il devrait comprendre sans doute des experts techniques et apolitiques qui auront pour mission de redresser les finances du pays et rassurer sur l'indépendance du pouvoir. De nouvelles élections générales et présidentielles, ainsi qu'une nouvelle constitution, sont prévues dans un délai encore imprécis.

 

Menée par le prix Nobel de la Paix Mohamed el-Baradeï, l'opposition prend directement part au processus. La participation des islamistes, qui pèsent encore lourd dans le paysage politique, semble aussi indispensable. Mais on peut se demander comment, et même si elle se fera vraiment.

 

Quelles vont être les conséquences en Égypte et à l'étranger?

 

En Égypte, le violent clivage généré par les Frères musulmans va laisser des traces. Beaucoup d'Égyptiens ne veulent plus entendre parler d'eux. Mais les affrontements des derniers jours rappellent leur important pouvoir de nuisance. D'autant plus qu'ils maîtrisent bien mieux la position d'opposants - et de victimes - que celle de dirigeants - et d'oppresseurs. En cas de crise prolongée, les Frères auront alors beau jeu de stigmatiser le nouveau pouvoir et leurs réseaux caritatifs pourraient leur refaire gagner en popularité.

 

L'attitude future des salafistes, "passagers clandestins" du mouvement contestataire, est inconnue. Ils sont apparus en seconde position aux élections, ce sont les plus sectaires, et pourtant, ils ont agi de manière particulièrement intelligente sur le plan politique ces derniers mois.

 

L'opposition, si unie face à Mohamed Morsi, reste profondément hétéroclite. Les leaders du Front de Salut National (FSN) et du mouvement Tamarrod (ou "rébellion", en Arabe) sont confrontés au défi de répondre aux attentes de dizaines de millions d'Égyptiens qui leur ont fait confiance en se mobilisant.

 

En tout cas, sauf éventuelle dérive extrémiste de certains militants après ce qui vient de se passer, le risque islamiste semble pour le moment repoussé en Égypte. La capacité des citoyens à s'exprimer est l'acquis majeur des révolutions arabes. Il n'y aura pas de retour en arrière sur ce point.

 

Au Moyen-Orient, la chute des Frères musulmans est une gifle pour le Qatar, qui était leur "parrain", tant politique que financier. C'est un nouveau signe du retour de l'Arabie Saoudite sur le devant de la scène. Le chef de l'armée égyptienne, le général Abdel Fatah al-Sissi, fut d'ailleurs attaché militaire à Riyad. Les Saoudiens lui font confiance, alors qu'ils redoutaient les Frères musulmans.

 

Bien sûr, difficile d'imaginer que les Tunisiens vont rester de marbre. Les islamistes d'Ennahda au pouvoir à Tunis sont aussi fortement contestés pour leur incompétence. Les choses sont peut-être moins évidentes en Libye. Les islamistes y gagnent certes du terrain, mais la faiblesse de l'État central et la manne pétrolière posent l'équation différemment.

 

Enfin, pour les Occidentaux, et en premier lieu les États-Unis, le renversement de Morsi est une nouvelle preuve de leur incapacité désormais à interagir avec la situation en Égypte. Si l'allié israélien a de quoi se réjouir, l'administration Obama est embarrassée. Elle s'est refusée à mettre la pression sur le pouvoir frériste au nom de la légalité démocratique et, surtout, de la stabilité de la région.

 

Bien que prudent, ce pari se sera révélé perdant. La nouvelle Égypte est loin d'avoir achevé sa mue.