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Atlantico : L’annonce de la formation d’un gouvernement d’experts semble révéler la gravité de la situation politique en Tunisie. Le pays peut-il renouer avec les troubles de 2010 et 2011 ?
Beligh Nabli : La situation est évidemment grave, mais je ne parlerais pas d’un risque d’explosion des violences. Cet évènement est avant tout la preuve de l’incapacité d’Ennhada à assurer la stabilité du pays face à la résurgence du mécontentement populaire. Le gouvernement précédent s’est montré incapable d’apparaître suffisamment consensuel dans une période où la Tunisie a précisément besoin d’une union nationale pour sortir de ses problèmes économiques et sociaux. Le chômage continue pour l’instant de croître, les secteurs stratégiques (comme le tourisme) sont de plus en plus touchés et le déficit d’investissements étrangers se fait ressentir. La formation de ce gouvernement d’experts « apolitiques » est justement révélatrice de l’impopularité croissante d’Ennhada jugé impuissant face à ces problématiques. On peut parler par ailleurs d’une victoire pour l’opposition qui réclamait depuis longtemps la tenue de nouvelles élections. Cela devrait, en conséquence, calmer le jeu plutôt que d’aggraver la situation.
Comment interpréter dans ce cas la forte résonance politique de l'assassinat du juriste Chokri Belaid ?
Beligh Nabli : On peut en effet parler de la première réelle onde de choc depuis le départ de Ben Ali en 2011, bien que je ne pense pas encore une fois que nous ayons affaire à une nouvelle révolution ou même à un mouvement contre-révolutionnaire. Il s’agit en vérité d’un tournant dans les rapports de force politique locaux. Cela est dû bien sûr en partie aux forts soupçons qui pèsent sur l’implication du pouvoir dans l’assassinat de M. Belaïd, bien qu’aucune preuve formelle n’existe à ce jour. Sa femme, Basma Belaïd, a ainsi directement accusé Rached Ghannouchi, leader d’Ennhada, d’être « l’auteur » de cet assassinat, ce qui a clairement joué un rôle dans l'agitation actuelle. Il y a de plus le problème de fond qu'est la dégradation de la situation sécuritaire, économique et sociale qui maintient le pays dans un état de tension permanent. L’ancienne troïka au pouvoir (alliance des trois partis Ennhada, CPR et Ettakatol, NDLR) souffrait par ailleurs de fissures internes de plus en plus visibles.
Les évènements d'hier sont-ils le témoin d'un échec de l'islam politique en Tunisie ?
Haoues Seniguer : Hélas, l'assassinat de Chokri Belaïd, secrétaire général du parti des patriotes démocrates unifié, est le point d'orgue d'une situation politique chaotique depuis un certain temps déjà, en raison d'une forme de dérive autoritariste du parti Ennahda et des tensions internes au gouvernement de transition, à la fois sourd aux aspirations populaires et incapable d'y répondre. L'islam politique, symbolisé par Ennahda, montre ses limites à l'épreuve de l'exercice du pouvoir, et son incapacité flagrante à apporter des solutions concrètes aux gens, préférant se réfugier derrière les questions sociétales alors même que celles-ci alimentent des comportements d'intolérance de la part de ceux qui prétendent être les gardiens de l'ordre moral (salafistes, islamistes, imams autoproclamés, etc.).
À cet égard, il est important de souligner que C. Belaïd laissait clairement entendre le 5 février dernier, sur le plateau de la chaîne Nessma TV, à la veille de sa mort tragique, que Ennahda porterait une responsabilité morale indéniable, si des assassinats politiques venaient à être perpétrés à l'avenir, dans la mesure où des "milices", visiblement à la solde du parti islamiste et appelées pudiquement les "Ligues de Protection de la Révolution" (LPR), exercent un véritable harcèlement psychologique et physique à l'égard des éléments de la société tunisienne supposés être les ennemis de la révolution, parce qu’opposés à l'incurie du gouvernement actuel et des dérives autoritaristes de Ennahda. Ce parti s'est d'ailleurs empressé de dénoncer l'assassinat ("un crime odieux" selon ses propres mots) de cette personnalité de premier plan, pour ne pas accroître son discrédit et être montré du doigt dans le pays et à l'étranger.
L'opposition peut-elle tirer son épingle du jeu suite au remaniement annoncé ? Quelle est sa véritable force politique à l'heure actuelle ?
Béligh Nabli : Il faudrait commencer par dire qu’il n’y a pas une opposition tunisienne, mais bien des oppositions tant à la droite qu’à la gauche d’Ennhada. Cette configuration a été jusque-là la force du parti au pouvoir, car aucune formation n’était en mesure de contester à elle seule la politique de la troïka. On peut dire néanmoins qu’il y a désormais un véritable consensus de tous les partis et différents organes de la société civile pour condamner cet assassinat qui est vécu comme une attaque symbolique contre l’esprit révolutionnaire.
Haoues Seniguer : L'opposition semble encore divisée. La tâche qui lui incombe actuellement est de poursuivre le débat contradictoire à l'assemblée et en dehors, ainsi qu'au sein de la société civile, afin de faire vivre cette démocratie naissante, certes encore balbutiante, mais pleine de promesses. Il est certain que cet assassinat va redynamiser l'opposition et affaiblir un peu plus Ennahda.
De tous les pays qui ont connu le Printemps arabe, la Tunisie était jugée comme l'un des plus stables. Peut-on encore imaginer un débouché pacifique à la révolution initiée il y a deux ans ?
Beligh Nabli : Je pense que oui. Je n’adhère pas par ailleurs à ce type de lecture « saisonnière » des révolutions arabes qui consiste à tirer des généralités à partir de la situation dans plusieurs pays. Les évènements actuels en Tunisie viennent davantage s’inscrire dans une logique de démocratisation qui génère forcément des manifestations populaires au nom du respect des droits sociaux. Il s’agit d’un tournant historique se basant sur la prise de conscience de la citoyenneté politique récemment acquise, cette dernière passant du stade théorique au stade pratique. Il est du reste concevable dans une période de transition démocratique d’être confronté à des drames nationaux comme celui d’hier, il ne s’agit en aucun cas d’un épisode « extraordinaire » au sens propre du terme.
Haoues Seniguer : Comme je vous le signifiais précédemment, une révolution est un processus long, contradictoire, qui comporte nécessairement une part de violence, qu'un État encore fragile ne peut pas complètement éradiquer. Cependant, la grande force de la Tunisie est la vitalité de sa société civile, de ses hommes et femmes, des syndicats et des partis d'opposition constamment mobilisés, qui veillent au grain, pour que cette révolution ne soit pas confisquée et détournée de ses objectifs initiaux : justice sociale, dignité, liberté et développement économique qui puissent profiter au plus grand nombre de nationaux. Il y a toujours, dans n'importe quelle révolution, des avancées puis des ressacs, et ainsi de suite, jusqu'à ce que le cadre sociopolitique général se fixe et se stabilise progressivement.