Tribune
|
Publié le 21 Mai 2013

Lanzmann, à double tranchant

 

Par Annette Lévy-Willard pour Libération

 

Claude Lanzmann vient de présenter au Festival de Cannes son nouveau film "le dernier des injustes" au sujet du Rabbin Benjamin Murmelstein.

 

Il a expliqué qu'il avait voulu, entre autres buts, donner une image de Eichmann qui ne fût pas celle qui a été véhiculée par Annah Arendt, celle d'une personnalité falote à partir de laquelle la célèbre philosophe appuyait ses thèses sur la banalité du mal.

 

Dans tous les cas, Claude Lanzmann a promis que ce film ne serait pas le dernier. Nous attendons donc le suivant et nous lui adressons nos sentiments d'admiration  et d'amitié.

 

Richard Prasquier

 

Claude Lanzmann, le cinéaste, et Benjamin Murmelstein, l’ancien «doyen des Juifs» accusé de collaboration avec les nazis, sont les deux personnages shakespeariens d’un film extraordinaire présenté dimanche à Cannes.

Lanzmann lui-même est en double. Le jeune au cheveu encore noir, qui fume à 50 ans clope sur clope quand il rencontre Murmelstein. Fasciné par un homme «d’une intelligence exceptionnelle et extraordinairement courageux. Il ne ment pas». Il lui fait raconter Adolf Eichmann, l’organisateur de la Solution finale, les «doyens des Juifs» - ces chefs des ghettos utilisés par les nazis -, l’idée du faux camp modèle de Theresienstadt construit par les Allemands pour faire croire au monde que le «Führer a donné une ville aux Juifs»et que tout va bien. Un Lanzmann qui peut s’identifier à cet intellectuel sophistiqué à la carrure de boxeur. Le cinéaste est à l’époque stupéfait par le récit de Murmelstein, «formidable conteur ironique». Grand rabbin à Vienne, il a eu affaire à Eichmann pendant sept ans. «Un démon», dit Murmelstein…

 

Et le double Lanzmann, l’autre moitié du personnage, c’est aussi, et surtout peut-être, le cinéaste qui, aujourd’hui, s’est mis en scène dans le film. Acteur de l’histoire qu’il exprime par toute sa présence physique à l’écran, alors que, dans Shoah, il s’était interdit même une voix off. À 87 ans, il a le cheveu blanc et la démarche moins vive, mais il sait où il va et pourquoi. Il arpente les gares sinistres, où passent les trains modernes sur les anciens rails de la déportation, nous emmène à Theresienstadt, ville tchèque à une heure de Prague, pour qu’on comprenne ce qui s’est passé, nous forçant au voyage de sa voix forte : l’autre héros du film, c’est lui.

 

Theresienstadt, cas unique dans la panoplie de la Solution finale, une illustration de la perversion et du mensonge des hitlériens. Un leurre. Aux Juifs allemands, on dit qu’ils vont habiter dans une ville de vacances. Le camp modèle qu’on montrera à la Croix-Rouge sous des couleurs riantes, peuplé de gens heureux, cachait le camp de la terreur.

Bourreau. Lanzmann grimpe sans faiblir les hautes marches vers le grenier de l’ancienne caserne où agonisaient les vieillards qui, eux, ne pouvaient pas redescendre, filme les célèbres dessins des artistes internés qu’ils ont réussi à cacher dans la terre avant leur déportation «à l’Est», lit leurs témoignages, s’assoit devant la poterne qui servait aux pendaisons. Il raconte.

 

Pour éviter toute révolte, et maintenir la terreur, les Allemands avaient décidé qu’ils allaient condamner à mort pour n’importe quelle raison, comme «passer une lettre à l’extérieur». Ils demandent à l’«aîné des Juifs», le président du «Conseil juif» d’alors, de trouver un bourreau pour pendre les suppliciés. Tout le monde refuse, il finit par embaucher le boucher du coin, et le président du conseil est forcé d’assister à l’exécution. Les SS insultent l’un des jeunes condamnés : «Espèce de lâche !» Le jeune homme dit : «Je suis un innocent qu’on tue, mais pas un lâche», et se passe lui-même la corde au cou.

 

Lanzmann nous raconte la fin du deuxième «doyen des Juifs» de Theresienstadt, Paul Eppstein, assis à l’endroit où il a été tué d’une balle dans la tête, en 1944, sans avoir pu utiliser la capsule de cyanure qu’il gardait habituellement sur lui. Eichmann le remplace par Murmelstein. Contraint d’accepter ce rôle, ce dernier ruse avec le haut fonctionnaire nazi, tente de gagner du temps en acceptant de maquiller le camp pour la visite de la Croix-Rouge et tourner un film de propagande pour l’extérieur, il remplace le mot «typhus»par «diarrhée» pour sauver les malades condamnés. Murmelstein refuse de faire les listes des malheureux envoyés à Auschwitz, mais interdit aussi tous les marchandages sur les noms des victimes - «C’étaient des martyrs, pas des saints», dit Murmelstein, paraphrasant Isaac Bashevis Singer. Il sait que si les Allemands demandent 5 000 hommes, ils voudront de toute façon leur quota de 5 000 hommes dans les trains. Plus tard, le camp sera liquidé et beaucoup des habitants de la «ville donnée par Hitler» seront assassinés dans les chambres à gaz.

 

Mais après la guerre, il est attaqué par des anciens détenus de Theresienstadt qui lui reprochent d’avoir collaboré, de ne pas avoir accepté de marchandages sur les listes de déportation. Il est arrêté et emprisonné par les Tchèques à la prison de Pankratz. Un type l’interroge dans cette prison horrible et lui hurle : «Pourquoi vous êtes en vie ?» Et Murmelstein lui répond : «Pourquoi vous, vous êtes en vie ?» La justice tchèque l’acquitte. Mais il est condamné à distance par des Israéliens tels que le philosophe Gershom Scholem qui souhaitait le voir pendu… Il s’installera à Rome.

 

Réhabilitation. Murmelstein assume toutes ses contradictions, comme d’autres Juifs qui avaient négocié avec le diable. Lui, en 1938, il avait réussi à faire partir 121 000 Juifs hors du Reich, en payant Eichmann avec l’argent des Américains.

 

Pour faire un film par-delà l’interview de Murmelstein, Lanzmann retourne sur tous les lieux, en Autriche, en Pologne, en République tchèque, retrouve les photos et archives. Il filme longuement les noms infinis des victimes inscrits sur le mémorial de la déportation dans la synagogue de Vienne et dans celle de Prague, tellement de noms écrits serrés qu’ils sont pratiquement illisibles, pendant qu’un rabbin d’aujourd’hui entonne le chant des morts. Des images très belles pour un récit très sombre.

 

Après Shoah, Sobibor, le Rapport Karski, Lanzmann a mis toutes ses forces physiques dans ce film. Pour en finir avec les accusations contre les Juifs, dit-il, qui n’étaient pas les tueurs.

 

Et dans un geste symbolique de réhabilitation, il choisit de terminer son film sur un flash-back : il se montre en 1975, marchant dans les rues de Rome avec Benjamin Murmelstein et, soudain, il le prend par l’épaule, et l’entoure dans un mouvement d’affection. Et de protection. Claude Lanzmann boucle ainsi l’histoire. Et son histoire.