Tribune
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Publié le 10 Octobre 2012

"Le cas Merah a fait sauter un verrou psychologique important"

Mathieu Guidère, professeur à l'université de Toulouse 2 en islamologie et pensée arabe et auteur de Les Nouveaux Terroristes (Autrement, 2010), réagit à l'arrestation, samedi 6 octobre, de douze personnes à Cannes, Strasbourg et en région parisienne dans le cadre d'une opération antiterroriste dans les milieux islamistes radicaux. 

Que vous inspire le profil des personnes interpellées samedi ?

 

Depuis un an, un an et demi, on constate des points communs et des récurrences entre les individus interpellés dans les milieux djihadistes, là où auparavant il n'y avait pas de profil type.

 

On constate d'abord un phénomène d'individualisation. Dans les années 1990 et 2000, davantage de djihadistes venaient de l'extérieur pour s'attaquer au territoire national. Aujourd'hui, il s'agit de citoyens français, natifs de France ou résidents de longue date, qui connaissent donc bien le pays auquel ils s'attaquent. Ce changement s'explique par la pression sécuritaire et la difficulté d'accès aux pays du nord, dont la France.

 

Autre phénomène nouveau : la rétrofiliation des actes terroristes. Comme il n'y a plus de lien préalable avec une organisation extérieure (type Al-Qaida) pour effectuer une attaque sur le territoire national, les individus planifient une action selon certains standards et selon une certaine marque de fabrique, et cette action est récupérée a posteriori par une organisation extérieure. C'est typiquement ce qui s'est produit avec Mohamed Merah.

 

Quel lien faites-vous entre radicalisation islamiste et délinquance ?

 

Il y a encore quelques années, il y avait des connexions entre petite ou grande délinquance et djihadistes. Aujourd'hui, des délinquants cessent de l'être et "mutent" au statut de djihadiste.

 

Pour eux, cette mutation est vécue comme salvatrice. Elle leur permet de laisser tomber la drogue, le vol et d'approcher, selon leurs critères, une forme de perfection. C'est ainsi qu'ils peuvent basculer dans la radicalité, voire le terrorisme.

 

Comment les identifier ? Peut-on estimer leur nombre ?

 

Il y a une accélération et une contraction du processus de radicalisation qui peut aujourd'hui prendre six mois là où il prenait avant trois à quatre ans. Quand un individu rentre dans le djihadisme, il doit mener un parcours initiatique. Il doit lire certains livres, rencontrer certaines personnes, intégrer une cellule.... Des étapes ont sauté même si l'essentiel du parcours a été conservé.

 

On ne peut pas évaluer leur nombre, car en quittant le statut de délinquant, ils quittent les radars de la police et vont mettre six mois à entrer dans ceux de l'antiterrorisme. Dans toutes les banlieues, il existe un certain nombre d'individus qui peuvent être tentés à un moment ou à un autre par ce processus. Mais on peut dire qu'en France, cela concerne quelques centaines de personnes.

 

Quelles sont leurs motivations ?

 

Ils considèrent leur pays d'origine comme mauvais, malfaisant et donc à corriger, parce qu'il n'est pas, selon eux, sur le droit chemin sur la question de la moralité ou de la religion. À ce titre, ils voient les Français comme des athées, des mécréants. Pour eux, la France est un pays de croisés, car elle cherche toujours à envahir des pays musulmans ou du moins à s'ingérer dans leur politique. Cela, ils ne l'acceptent pas.

 

Quant à la question de leurs mobiles, on peut dire qu'ils éprouvent un ressentiment considérable vis-à-vis de leur pays d'origine, la France. Ils s'estiment marginalisés dans leur propre pays et considèrent comme légitime de répondre à cette marginalisation.

 

Quels sont les éléments déclencheurs ?

 

Ce sont systématiquement des individus qui présentent un problème. Ces problèmes peuvent être aussi bien identitaires, professionnels, ou liés à l'intégration ou à la délinquance. Les réponses à ce questionnement peuvent venir d'une rencontre en prison ou dans la cité ou en consultant Internet. Depuis le printemps arabe et l'ouverture totale du Web dans ces pays où les détenus islamistes ont été sortis de prison, on assiste à une libération des contenus islamistes sur Internet.

 

Quelle est leur perception de la communauté juive ?

 

Ils se définissent comme des islamistes et se comparent à toute autre communauté qui se définit par une religion. Pour eux, la communauté juive est analogue à la communauté musulmane, en ce qu'elle est minoritaire, mais ils estiment qu'elle est favorisée. Quand cette perception comparative s'installe, une haine se met parallèlement en place. Pour peu qu'il y ait des événements géopolitiques au Proche-Orient, cela ne fait que renforcer la fixation et la haine à l'égard des juifs de France.

 

Le conflit israélo-palestinien est-il l'unique point de fixation ?

 

Depuis un an environ, ce qui se passe en France n'est pas lié à la situation au Proche-Orient. Le cas Merah a fait sauter un verrou psychologique important : qu'un Français puisse s'attaquer à d'autres Français. Il a contribué à cette fixation sur la communauté juive.

 

Par ailleurs, la menace est davantage présente pour l'État français depuis le début du mois de septembre. Jusque-là, la France était plutôt bien vue par les islamistes radicaux, car elle avait soutenu le printemps arabe et avait accepté le verdict des urnes en faveur des islamistes. Mais depuis début septembre, Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) a remis la France sur le devant de la scène. L'annonce par Paris d'une possible intervention au Nord-Mali a eu pas mal d'impact sur les djihadistes. Sur ce sujet, la France a été le seul grand pays occidental à se mettre en avant. D'où la fixation des djihadistes sur la France.

 

Les islamistes radicaux ont par ailleurs vu que la France interdisait les manifestations contre le film anti-islam alors qu'elle autorisait toutes les autres. Nous avons également été le seul pays où ont été publiées des nouvelles caricatures de Mahomet. Tout cela a contribué à donner l'impression que la France était anti-islam, et donc un ennemi légitime aux yeux des djihadistes.

 

Que représente Mohamed Merah pour les djihadistes ?

 

Dans les réseaux islamistes radicaux français, la figure de Mohamed Merah est valorisée. Pour eux, Merah est un martyr et un héros. Des sites Internet en font l'apologie. Al-Qaida a sorti un document, "Considérations sur la bataille de Toulouse ", où il est présenté comme un héros face à une armée de mécréants. Tout cela est largement diffusé sur les réseaux.

 

Propos recueillis par François Béguin

 

 

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