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Raphaël Liogier est professeur de sociologie à l'IEP d'Aix-en-Provence où il dirige l'Observatoire du religieux. Il a publié de nombreux livres et articles sur la sécularisation, les religions, la laïcité et les croyances. Dernier en date : Ce populisme qui vient (éditions Textuel)
Éric Verhaeghe est l'ancien Président de l'APEC (l'Association pour l'emploi des cadres) et auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr. Diplômé de l'ENA (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un DEA d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.
Gérard Bossuat est professeur à l'Université de Cergy-Pontoise, titulaire de la chaire Jean Monnet ad personam. Il est l'auteur de Histoire de l'Union européenne : Fondations, élargissements, avenir (Belin, 2009) et co-auteur du Dictionnaire historique de l'Europe unie (André Versaille, 2009)
Guy Hermet est politologue, directeur d'études émérite à Sciences Po Paris, spécialiste de politique comparée.
Atlantico : Selon un sondage IFOP pour Le Nouvel Observateur, le FN arrive en tête des intentions de vote pour les élections européennes de 2014. Cette percée des partis populistes s'observe un peu partout en Europe. Comment l'expliquez-vous ? Est-elle due à une réelle audience des thèmes défendus par ces partis ou à un déficit de vision de l'Europe des partis traditionnels ?
Guy Hermet : L’hostilité à l’Europe est ancienne dans les milieux populaires, ainsi que la détestation de l’euro. Le FN n’est pas la première formation populiste à se classer en tête. Le Parti du Progrès norvégien a par exemple souvent dépassé les travaillistes ou les partis "bourgeois". Mais partout, l’anti-européisme "primaire" des populistes s’est trouvé dopé par la crise économique qui a aggravé la diabolisation de Bruxelles. Le défaut de vision des partis traditionnels est ancien. Ils ont gâché, étouffé le processus européen par leurs conceptions toujours étroitement nationales, ou bien bêtement angélique (consolider la démocratie) de la fuite en avant dans l’élargissement. Plus l’Europe est large, plus elle est incomprise et rejetée.
Éric Verhaeghe : Déjà, je n'aime pas l'expression "parti populiste", qui est en soi totalement stigmatisante. Les populistes, ce sont ceux qui flattent le peuple par ses bas instincts. Cette appréciation est souvent à géométrie variable. Par exemple, endetter une économie pour être réélu, au lieu de réformer, c'est de mon point de vue un populisme extrême. Je dirais même que l'acte premier du populisme est celui-là : je vous mens et j'hypothèque l'avenir pour un gain immédiat. C'est tout de même cette stratégie qui est au pouvoir en France depuis 30 ans, et je n'entends ni Pierre Moscovici, ni la gauche bien-pensante, ni les autres s'en offusquer. À propos du Front national, je dirais plutôt qu'il s'agit d'un parti nationaliste, c'est-à-dire un parti convaincu que le peuple français, c'est une nation, c'est-à-dire un ensemble de gens - pour ainsi dire une ethnie. Il s'oppose radicalement à ceux qui considèrent que le peuple français s'incarne en une cité républicaine plutôt qu'en une nation. Rappelons que, sous la Révolution française, étaient considérés comme citoyens tous ceux qui adhéraient aux valeurs de la révolution, sans distinction d'origine ou de lieu de naissance. La cité contre la nation, l'Idée contre le sang, voilà quel fossé, quelle rupture, le Front national révèle. Vous avez raison de souligner que beaucoup de pays européens sont traversés par ce fossé. Paradoxalement, il se vérifie dans tous les pays qui ont connu un mouvement de type fasciste dans les années 1930. Ce mouvement existe en Italie, en Hongrie, en Bulgarie, mais aussi aux Pays-Bas, en Belgique, et de façon camouflée en Allemagne. Chez nos voisins allemands, ce mouvement a la particularité d'être intégré à la vie politique officielle. Je vous recommande d'interroger un député CSU sur sa conception de la famille, de l'Europe, du peuple allemand, et vous serez surpris... par la virulence de certains propos, que l'on fait semblant de ne pas voir et de ne pas entendre en France. Au nom d'une amitié franco-allemande qui n'existe que dans le fantasme de certains Français. La question est de savoir pourquoi, après bientôt 60 ans de construction européenne, après 10 ans de monnaie unique, l'Europe est traversée par un regain de ces nationalismes, dans un espace politique qui s'est largement construit sur l'idée qu'il en serait le tombeau. Manifestement, la construction européenne a raté une marche, ou une étape dans son développement.
Gérard Bossuat : Ma réponse est celle d’un historien du monde contemporain, réfléchissant toujours en ayant le long terme à l’esprit. Un certain populisme d’extrême droite s’est déjà manifesté dans les années 1930 en France. On sait ce qu’il a produit en Allemagne puis dans les territoires occupés par l’Allemagne nazie, entre 1940 et 1945. Le désespoir lié à la crise économique et à la lenteur de réaction des institutions républicaines a désarçonné l’esprit public. Malgré les protections sociales bien plus fortes dans nos années du XXIe siècle que dans les années 1930, existe un sentiment de peur face à l’avenir, d’insécurité nourri par la perte de repères sociaux et culturels traditionnels, d’hébétude parfois du fait d’une mondialisation destructrice (déficit religieux, éclatement du modèle familial classique, séductions et inquiétude de la mondialisation, ralentissement de la machine à produire de la croissance et de la promotion sociale, doutes sérieux sur le modèle occidental de consommation, incapacité à répondre vite aux urgences environnementales). La montée des populismes, dont le Front national en France, est parallèle à la dégradation du consensus sur le sens à donner à notre vie collective dans le monde d’aujourd’hui. Le temps des certitudes de l’Europe de la fin du XIXe siècle est loin. La responsabilité des élites politiques, intellectuelles, médiatiques est engagée. Le dialogue politique actuel entre la majorité et l’opposition est inexistant, souvent infantile. Face à un nouveau pouvoir installé depuis mai 2012 et porteur d’un grand espoir, les citoyens s’impatientent, espérant un changement immédiat de leur situation personnelle : plus d’emplois, plus de logement, plus de pouvoir d’achat, moins de dettes, plus d’influence de l’Europe et de la France dans les relations internationales. Alors que des solutions sont proposées, qu’une politique est mise en place qu’on peut contester intelligemment et sans doute amender, dont les effets ne peuvent être immédiats, une sorte d’impatience incontrôlée s’exprime sans retenue, nourrie de phrases assassines répercutées par des médias à l’affût du scandale, encouragée par des tribuns inconscients qui sont les porte-paroles des populismes dont on a vu les fruits amers dans l’histoire : l’étranger est responsable de nos maux, l’État tond les travailleurs, les dépenses publiques de solidarité sont inutiles, les politiques sont des voyous. Un tel programme ne tient pas la route. La France ni l’Europe ne peuvent devenir des citadelles contre le flot du monde.
Raphaël Liogier : Je crois d'abord que l’on n’a pas très bien réalisé que nous ne sommes pas uniquement face à une poussée du Front National mais face à une transformation profonde de l’échiquier politique qui a permis l’émergence d’une mouvance populiste de fond, sur le point de devenir majoritaire, dans l’ensemble de l’Europe occidentale. Mais on ne peut pas comprendre ce que cela signifie si l’on n’explique pas préalablement ce qu’est le populisme. Cette notion a en effet été passablement galvaudée ces dernières années pour désigner un peu tout et n’importe quoi. Dans mon livre (Ce populisme qui vient, Textuel, septembre 2013) j’essaye donc tout d’abord de clarifier son sens.
Le populisme n’est pas équivalent à la démagogie, qui, elle, consiste banalement à tenter de faire plaisir à un maximum d’électeurs pour être élu ou se maintenir au pouvoir : c’est une tendance pour ainsi dire naturelle de toutes les démocraties. Le populisme n’est pas non plus le fait d’être plus proche du peuple, de ses préoccupations concrètes. C’est le fait d’invoquer le Peuple comme un tout homogène, et de parler en son nom, de prétendre être directement connecté à lui. Le populiste remet ainsi toutes les structures intermédiaires en cause, les élites, et même les institutions démocratiques qui ne seraient pas réellement représentatives de la « vérité du peuple » dont il est pénétré. Le populiste devient dès lors incritiquable… Lire la suite