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Depuis le début du soulèvement syrien, le 15 mars 2011, le conflit entre le régime de Bachar Al-Assad et la rébellion a progressivement gagné le Liban, dessinant de nouvelles fractures politiques dans cette société multi-confessionnelle encore marquée par les traumatismes de la guerre civile de 1975-1990 et l'occupation syrienne de 1976 à avril 2005. Encore relativement épargnée par les affrontements entre pro et anti-Bachar, récurrents à Tripoli au Nord et Saïda au Sud, le basculement de Beyrouth dans le conflit, s'il intervenait, marquerait un point de non-retour.
"On est dans une situation proche des années 1973 à 1975, celle d'une parenthèse qui a précédé la conflagration. Les phases de non-crise sont certes l'exception au Liban, mais la tension dépasse le niveau acceptable et avec l'instabilité régionale, les ingrédients sont réunis pour une conflagration dans les semaines ou les mois à venir", analyse le politologue Joseph Bahout. Une guerre civile qui se jouerait sur un axe chiite-sunnite et avec des formes de conflictualité "à l'irakienne" : sans ligne de démarcation, mais avec des affrontements et des attentats localisés, des assassinats politiques. "Une violence diffuse, localisée et individuelle", prédit également le politologue Vincent Geisser.
Une crise existentielle entre deux camps
La crise syrienne a eu des effets d'irradiation dans toute la région. Au Liban, elle a réactivé des lignes de faille anciennes qui ont pris, comme à Saïda et à Tripoli, un tour conflictuel. "La vision naïve de la politique de distanciation libanaise", comme la qualifie Joseph Bahout, a fait long feu, aidée en cela par la déstructuration de l'Etat libanais, privé depuis des mois de gouvernement et de Parlement. La guerre en Syrie est devenue, de par l'ingérence des acteurs politiques libanais, une guerre libanaise qui oppose deux camps : celui du chiisme politique pro-Assad, représenté par le Hezbollah, et celui du sunnisme politique pro-rébellion, représenté par le Courant du futur de Saad Hariri et les salafistes menés par le cheikh Ahmad Al-Assir.
La neutralité libanaise a cédé le pas à la radicalisation des discours et à la recommunautarisation de la société. "Il y a une crispation du discours des hommes politiques, chacun accusant l'adversaire d'importer la crise syrienne sur le territoire libanais", analyse Vincent Geisser, qui y voit une certaine instrumentalisation par les acteurs politiques destinée à affirmer leur contrôle sur leur communauté. "La crise syrienne est perçue par les deux camps comme une crise existentielle : de la perte ou de la survie du régime syrien dépendra la survie de l'un ou l'autre camp", analyse ainsi Joseph Bahout. Entre ces deux pôles sunnite et chiite, les chrétiens sont divisés politiquement et au bord de l'implosion.
Nous avons tout ce qu'il faut au Liban, nous n'avons pas besoin de transporter (les armes) de Syrie ou d'Iran", a mis en garde Hassan Nasrallah.
Les partis pris rhétoriques ont rapidement évolué vers une implication plus grande des deux camps dans le trafic d'armes et l'envoi de combattants. La bataille de Qoussair, en Syrie, en mai, a marqué un tournant. "A Qoussair, ça a été Libanais contre Libanais. Le Hezbollah a ouvertement prêté main-forte au régime syrien, tandis que le cheikh salafiste Al-Assir, soutenu par l'Arabie saoudite, s'y est rendu pour encourager les jeunes à venir se battre aux côtés des rebelles", pointe le géographe Fabrice Balanche.
L'entrée, publiquement assumée, du Hezbollah dans le jeu de quille syrien a mis un terme à la normalisation qu'il avait engagée avec les autres forces politiques libanaises dès 2005. Au point d'être décrébilisé auprès d'une majorité de Libanais et de cristalliser le ras-le-bol général. "Le Hezbollah n'est plus intouchable comme il l'était après 2006, fort de son statut de résistance armée contre Israël. Aujourd'hui, certains n'hésitent plus à le présenter comme une force d'agression", note Joseph Bahout.
L'intervention de l'armée libanaise en faveur du Hezbollah contre le mouvement salafiste du cheikh Al-Assir à Saïda en juin a aussi entaché l'aura de l'institution militaire. Respectée pour sa neutralité et vue comme garante de l'unité nationale depuis 2005, l'armée est désormais contestée voire vilipendée par les sunnites comme vendue à Damas. "L'armée libanaise retrouve ses vieux démons. Elle glisse de plus en plus vers une sorte de captation par le Hezbollah", explique le politologue Joseph Bahout.
Le salafiste Chadi Al-Moulawi (au centre, en rouge) harangue des militants sunnites opposés au régime syrien, mardi à Tripoli, au nord du Liban, en mai 2012.
Disloquée pendant la guerre du Liban en brigades communautaires, l'armée avait été restructurée par les Syriens. Elle restait toutefois traversée par des courants contraires avec, d'une part, une pénétration assez forte du Hezbollah, qui noyaute ses services de renseignement et, d'autre part, une gendarmerie et des forces de sécurité intérieure – que dirigeait le général Wissam Al-Hassan tué dans un attentat à Beyrouth en décembre 2012 – davantage acquises au Front du 14-Mars de l'ancien premier ministre sunnite, Rafic Hariri.
Une porte de sortie ?
Dans cet équilibre précaire, chaque soubresaut est scruté avec attention. Le Liban va-t-il sombrer dans la guerre ? "On est devant une ligne rouge, mais le conflit est évitable. Cela dépendra de la volonté et de l'intérêt des puissances régionales et internationales à ce que le Liban n'explose pas", estime Joseph Bahout. Le parapluie régional qui assurait la stabilité du Liban est anéanti, la Syrie étant devenue un champ de confrontation entre d'un côté les pays du Golfe et de l'autre l'Iran, qui jouent leur va-tout, et les Occidentaux qui oscillent entre neutralité et implication.
L'avantage militaire et stratégique du Hezbollah au Liban freine encore les velléités des uns et des autres. "C'est une véritable armée conventionnelle et confessionnelle, qui dispose de 5000 à 7 000 combattants et d'une réserve de jeunes chiites formés dans ses camps, ainsi que d'un arsenal important. C'est un élément de neutralisation des forces en présence, même s'il n'est pas une garantie de paix et de stabilité", souligne Vincent Geisser.
Le Hezbollah pourrait toutefois ne plus se reposer sur sa seule force de dissuasion et décider de répliquer aux provocations exercées contre lui, à l'instar de l'attentat de mardi. "On n'est pas à l'abri d'une mauvaise sortie du Hezbollah, notamment si le conflit syrien se poursuit et que de nouveaux facteurs d'embrasement interviennent, comme de nouveaux raids israéliens sur la Syrie", estime Fabrice Balanche.
Une escalade qui pourrait s'avérer dangereuse pour le mouvement chiite. "Au Liban, personne ne peut gagner militairement. Le Hezbollah peut écraser toutes les autres forces libanaises, mais il ne pourra jamais occuper les régions sunnites et chrétiennes et transformer cela en stabilité politique", estime Joseph Bahout. D'autant plus que l'afflux d'armes et d'argent pourrait rapidement changer l'équilibre des forces en présence. "Les gens commencent à s'armer, car ils sont inquiets. Dans les zones frontalières, les populations constituent des comités de défense. Les milices se reconstituent dans les autres communautés", à l'instar des milices salafistes et de celles proches du Courant du futur, indique Fabrice Balanche.
Ces milices pourraient d'ailleurs trouver un véritable vivier parmi les réfugiés syriens au Liban. Cette population, qui s'élève désormais à 800 000 à 900 000 personnes, l'équivalent d'un tiers de la population libanaise, est une véritable "bombe à retardement", estime Joseph Bahout. Economiquement aux abois et très présents dans les zones de frictions entre pro et anti-Assad, les jeunes réfugiés syriens pourraient constituer les candidats idéals du recrutement des milices.