Tribune
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Publié le 18 Février 2014

Le terrorisme mythifié

Tribune de Michel Wieviorka, administrateur de la Fondation Maison des Sciences de l'HommePierre Conesa, maître de conférences à Sciences-Po et Guillaume Denoix de Saint-Marc, Directeur de l'Association Française des Victimes du Terrorisme, publiée dans Libération du 12 février 2014

 

L’un des effets pernicieux du terrorisme consiste à distordre l’espace et le temps. Des organisations terroristes comme les Brigades rouges et Action directe justifiaient leurs assassinats par la continuité d’une lutte collective à travers l’Histoire (partisans italiens d’un côté, républicains espagnols de l’autre). Enfin, la Fraction Armée rouge (RAF) entendait «en finir avec la génération qui avait créé Auschwitz». Cette volonté de dévoyer la mémoire collective est sous-estimée par les spécialistes.

Lorsqu’en décembre 2013, le maire de Bagnolet, Marc Everbecq, décide d’accorder la citoyenneté d’honneur au terroriste Georges Ibrahim Abdallah (1) et refuse de recevoir une délégation de l’Association française des victimes du terrorisme, il n’exprime pas autre chose que son adhésion au discours mythique du terrorisme et, dès lors, au terrorisme lui-même. Ce discours s’articule selon une narration imaginaire qui transcende la réalité et exalte les aptitudes guerrières. Il ne peut souffrir de la moindre contradiction : les terroristes et les victimes sont ainsi mis en scène dans un théâtre de l’illusion, car l’auteur d’un attentat ne s’y proclame pas «terroriste», tout comme il ne reconnaît pas le statut de «victime» à ceux qu’il frappe. Parce que le terroriste se définit comme étant lui-même une victime. Cet acte usurpateur est d’une violence inouïe. Or, Abdallah est bien un nouvel avatar de ce discours mythique qui l’érige au rang d’un «colonel Fabien qui a combattu les nazis, un pistolet à la main», d’un «résistant communiste», d’un «héros arabe», d’un «militant anti-impérialiste». Il nous paraît irresponsable de favoriser chez une partie de la jeunesse française des modes d’identification qui relèvent du pur fantasme. Ni la guerre civile au Liban ni le conflit israélo-palestinien ne peuvent être instrumentalisés et être brandis comme des exutoires. Les tueries de Toulouse et Montauban en ont donné une illustration cruelle. Les réseaux sociaux et la multiplication des supports de diffusion aggravent ce constat : toute nuance, tout paradoxe, toute analyse approfondie, toute hiérarchisation se trouvent écrasés par la dialectique de l’amalgame. L’école peine à forger les outils qui permettent à des enfants et des adolescents de se projeter dans un modèle de citoyenneté. Le schéma paranoïaque du bouc émissaire se substitue à la représentation de la réalité chez de nombreuses personnes, furieuses de ne pas se percevoir comme appartenant à une communauté de citoyens. Les conséquences sont douloureuses : certaines familles voient leurs enfants quitter la France pour s’immiscer dans la barbarie de la guerre civile en Syrie. Ces enfants sont en recherche de sens et succombent, eux aussi, aux sirènes du discours mythique. La falsification de l’Histoire et la fabrication de héros imaginaires aux mains souillées comme Abdallah ne peuvent que favoriser la radicalisation. Ce n’est pas seulement offensant pour les victimes du terrorisme. C’est contribuer à la fabrication d’une bombe à retardement pour la société civile.

 

(1) Décision suspendue le 31 janvier par le tribunal administratif de Montreuil.