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La première, le judéo espagnol, la seconde était le français, et une troisième langue dont je ne comprenais pas un mot. Cette langue m’agaçait un peu. J’avais souvent l’impression qu’elles se parlaient dans cette langue pour que je ne les comprenne pas. Elles se disaient surement des choses qu’elles ne voulaient pas que j’entende. Cette langue qu’elles prononçaient avec un ton toujours égal semblait à mes yeux, une langue des secrets.
J’ai découvert plus tard, que ces secrets concernaient surtout tous les membres proches de la famille de Ioannina, assassinés dans la shoa… c’est à dire la plus grande partie de sa famille. Même dans une autre langue, elle ne m’en parlait jamais. Elle se contentait de me dire « ils ont tous disparus » Elle se refusait de m’en dire plus. Je ne connais pas même pas leurs noms. J’ai respecté son silence, sa douleur.
Je lui demandais un jour » Mamie, qu’elle est cette langue que tu parles avec ma grande tante ? Elle me répondit « Ijico , c’est du « grec. ».
Du grec ? Mais ,tu as grandi à Yafo , Mamie? Tu ne parlais pas l’hébreu ?
-« L’hébreu, je l’ai appris plus tard à l’école de Mikve en Israël. Ils venaient d’ouvrir un cours d’hébreu mes parents m’y ont inscrit.
Ma mère me précisera plus tard que cette langue n’était pas du grec, mais du judéo grec .Un mélange d’hébreu et de grec truffé d’une manière exquise chez ma grand-mère de ladino et de turc. J’appris alors que le mot « romaniote « désignait cette langue.
Enfant, ce concept de romaniote me paraissait étrange, il me troublait. S’il s’agissait du grec pourquoi l’appeler romaniote? Certes, les romains les avaient exilés, est ce pour cela qu’ils s’appelaient Romaniotes , les exilés de Rome? L’imagination infantile n’hésite devant aucune association.
J’ai tardivement appris « que les romaniotes tirent leur désignation de l'ancien nom de la population de l'Empire byzantin, Romaioi « . Enfin, enfant, j’avais quand même raison, ce n’était pas sans rapport avec les romains.
Parcours de vie
J’étais enfant, élevé par ma grand-mère. Elle était sujet apatride pourtant originaire de Grèce, mais devenue palestinienne puis turque et vivant en France
Née aux environs de1894 à Ioannina, elle a émigrée à Yaffo avec ses parents, puis en Turquie en 1917 et elle est arrivée à Paris en 1922 pour se marier avec un juif turc d’Istanbul.
Mon grand père fut déporté de France en Avril 1944 et assassiné à Auschwitz
En 1984 ma grand-mère s’est éteinte à Bat Yam, prés de Yafo, où elle était revenue s’installer depuis1979, un retour vers les origines.
Ma grand-mère apatride dotée d’un passeport de l’ONU se sentait un peu partout chez elle dans la méditerranée, quelquefois elle me donnait la sensation que sa famille était devenue sa patrie.
Cette histoire combien de juifs l’ont vécue dans un scénario plus ou moins semblable. La seul terre réelle de référence en ce début du 20 eme pour les juifs, était constituée d’un triple fils, la famille, la thora et le temps des fêtes.
L’appel de Herzl, le congrès de Bale, le mouvement sioniste était lancé, il prenait forme, mais n’avait pas encore d’ampleur.
Ma grand-mère, entre deux histoires du célèbre Joha que j’aimais tant entendre de sa bouche, me racontait l’arrivée des sionistes en Palestine lorsqu’elle résidait à Yafo . Elle a été expulsée en 1917 de sa ville par les turcs après la déclaration anglaise de Lord Balfour qui soutenait la création d’un foyer juif en Palestine.
Elle me présentait un étonnant portrait des sionistes de son époque. « Ils étaient braves, idéalistes, communistes pour la plupart des gens bien, mais ils ne comprenaient rien au monde arabe, ni à ses coutumes, ni aux épreuves qui les attendaient, la malaria….l’eau des puits… »
IIs leur manquaient à ses yeux l’expérience de l’Orient, le vécu complexe de la méditerranée. Les romaniotes l’avaient acquis depuis plus de 2000 ans. Ils étaient issus de l’empire Byzantin. Composés d’identité romaine, de grec et d’hébreu, mélangés avec les juifs expulsés d’Espagne, des italiens ,des Siciliens et quelques juifs des communautés de l’Est a partir du 16 eme siécle qui fuyaient les pogroms et les expulsions. Ils étaient la fine fleur d’une humanité née au carrefour des cultures de la méditerranée.
Les romaniotes et la méditerranée
Les Romaniotes étaient répartis dans de grandes communautés à Thèbes , Ioannina Chalcis , Corfou , Arta , Corinthe et sur les îles de Lesbos , Chios Samos , Rhodes et Chypre, ils enveloppaient le bassin méditerranéen.
Ils avaient choisi de s’inscrire dans la filiation du Talmud de Jérusalem, tandis que les communautés sépharades issues de l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492 qui les avaient rejoints, suivaient le Talmud de Babylone. Leurs rituels se trouvaient souvent différents et les synagogues étaient distinctes à Ioannina.
Je présente ma grand mère de Ioannina dans son dialogue Yevanique avec ma grande tante, car les romaniotes n’ont pas produit de littérature, leur tradition était essentiellement orale. Je n’ai trouvé comme seule trace de la langue écrite que cette bible éditée à Constantinople en 1572 avec le texte central en hébreu et sur chaque coté une traduction en ladino et une autre en romaniote. Elle vient compléter quelques hymnes et des poésies de textes liturgiques en judeo grec.
Je me souviens lors du décès de ma grand mère, de la réflexion d’un de mes amis responsable du musée de la diaspora à Tel Aviv Il se plaignait de ne pas lui avoir fait XXX connaître .Il aurait pu l’enregistrer parlant le Yevanique . Les témoignages dans cette langue sont rares, m’affirmait t-il.
L’un des plus grand écrivain du XX eme siècle, Albert Cohen, de père romaniote et de mère italienne, était originaire de Corfou , de l’une de ces communautés. Il quitte l’ile à la suite d’un pogrom à l’âge de 5 ans. Sa famille s’installe à Marseille. Puis il va remplir une carrière diplomatique dans la ville carrefour de Genève Albert Cohen est un passeur, porteur du savoir vivre en paix. Il a laissé un des témoignages les plus délicieux de ces êtres pleins de verve, de charme et de faiblesse, humain trop humain, profond et singulier. Solal dans sa trilogie des valeureux est le digne représentant de son identité tourmentée.
Aujourd’hui, la grande majorité des Romaniotes vivent en Israël et aux Etats-Unis principalement à New York où ils ont émigré au début du 20 eme siècle. Ces communautés, si elles s’identifient pleinement comme Romaniotes, utilisent maintenant le rite sépharade: le romaniote comme rite distinctif n’a pas survécu..
Tel est ce long parcours des juifs romaniotes de Jérusalem vers Rome, de Rome en Grèce et puis de la Grèce vers Israël et New York. Après la destruction du Second Temple en 70 de l’ère chrétienne, de nombreux Juifs avaient été pris en esclavage et expédiés à Rome. Selon la tradition romaniote, certains de ces navires se sont échoués dans la mer Ionienne, près de la côte albanaise. Les survivants ont réussi à débarquer et finalement sont venus s'installer dans la région qui allait devenir Ioannina dans le nord de la Grèce.
Des pogroms aux camps
Un geste chez ma grand-mère me surprenait beaucoup quand je vivais dans sa maison à Paris. Le soir de Noel, elle fermait tous les volets, en souvenir de sa propre mère, me disait elle, pour échapper aux pogroms le soir où la haine montaient dans les populations chrétiennes orthodoxes contre les juifs. Elle me parlait de deux journées dangereuses dont elles gardaient encore une trace profonde celle de Noel et celle de Päques où les juifs ne devaient pas se montrer et vivaient terrorisés.
Jusqu’aujourd’hui, je ne comprends pas de quel pogrom elle voulait me parler, je me souviens juste de son geste qui m’inquiétait. Il se croisait pour moi avec d’autres récits de sa vie entre 1940 et 1945 où elle résidait après son exode de Paris , dans le Sud de la France dans une maison à Agen. Elle était, disait elle , tapie derrière la fenêtre, les volets souvent fermés. Elle craignait toujours une visite de la Gestapo. Elle se tenait alors cachée avec ma mère et mon père dans une maison de magnifiques résistants français qui les hébergeaient et les protégeaient
Elle me racontait cette scène en 1944 où la gestapo était venue enquêter dans cette maison des résistants après l’attentat d’un train dans la région. Les résistants n’ont pas ouvert quand la gestapo a frappé à leur porte.. Ils se tenaient tous embusqués en armes derrière les volets d’où ils observaient les mouvements venus de l’extérieur. Si les officiers de la gestapo pénétraient la maison, ils ouvriraient le feu. La porte était bien fermée. La gestapo est repartie et ma grand mère ,ma mère et mon père sont parties à la recherche d’une nouvelle maison éloignée dans la campagne française.
A Ioannina, en Grèce, à la même époque, entre le 25 mars et le 11 Avril 1944, les 1950 juifs qui y vivaient ont été embarqués vers les camps de la mort. Ils furent assassinés massivement, 91 % de la communauté . Ce sont surement ces récits de la famille qu’elles ne m’ont jamais racontés et que je n’ai jamais osé demandés.
L’un des rares juif de Ioannina, déporté en Avril 1944 et revenu des camps, le père de Poliker, le chanteur israélien, témoigne dans un film profondément touchant de la vie et de la mort de cette communauté du nord de la Grèce.
En fait, je ne connais qu’ un seul chiffre, 72 personnes de la famille du coté de ma mère ont trouvé la mort dans les camps, déportés soit de Grèce, soit de France. Je n’ai jamais osé demander leurs noms, ni comment ils avaient été dénombrés. Je n’ai jamais reçu aucune liste J’en avais surement trop peur. Cet article est pour moi, une occasion de les saluer, de faire revivre un peu leur mémoire, de les retrouver parmi nous. Ils sont disparus et la langue qu’ils parlaient, elle aussi.
J’étais médusé devant ce chiffre de 72 qui me rappelait les 72 lettres du nom de Dieu quand Il se présente devant Moise et les 72 Noms de Dieu dans la tradition kabbaliste. De cela, je ne savais pas très bien quoi en faire. J’appris plus tard que dans les textes apocryphes de la vie d’Adam et Eve et du testament d’Abraham, ce chiffre a une vocation plutôt néfaste.
Les forces de vie.
Au delà de la mort et des camps, je ne peux pas oublier ses sourires enchanteurs, sa chaleur humaine, sa profonde sagesse, ses citations talmudiques, ses histoires de Joha, ses langues mystérieuses, ses plats magiques, ces pâtisseries fabuleuses de miel et d’amandes, les baklawas, ces « pichpichtis », ces filas, ces plats d’épinards accordés de mille manières et tant d’autres délices qui agrémentaient sa table. Ils remplissent encore mon âme des parfums et des forces de vie qu’elle a su me transmettre de la lointaine Ioannina à Paris, et de Paris à Jérusalem.