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Totem. Depuis la diffusion du cliché par le magazine le Point en début de semaine, plusieurs autres photos de soldats «glissant des quenelles», selon l’expression consacrée par Dieudonné, avaient fait surface. Une source militaire parle même «d’un phénomène de mode», invisible aux yeux du grand public mais loin de se limiter aux rangs de l’armée. Bras d’honneur «bien profond dans le cul du système» pour ses ouailles ou ersatz de salut nazi à peine déguisé pour les détracteurs, la «quenelle» de Dieudonné est à la fois un signe de ralliement et un message subliminal. Comme les ananas, autre totem des dieudonâtres faisant référence à la chanson Shoahnanas (un détournement antisémite de la chanson Cho Ka Ka O d’Annie Cordy pour laquelle il a été condamné fin 2012), la quenelle est d’autant plus réussie quand elle passe inaperçue aux yeux des profanes et des principales cibles de la vindicte dieudonesque. Soit les «sionistes», les médias et «le système».
Code. D’année en année, parallèlement à l’ostracisation plus ou moins orchestrée de l’humoriste enchaînant les dérapages, la quenelle s’est répandue sur la fachosphère. Quitte à être reprise par des milliers d’anonymes et des personnalités qui n’en mesurent pas totalement la symbolique, à l’image d’un Tony Parker immortalisé en compagnie de Dieudonné dans les coulisses du théâtre de la Main d’or ou du footballeur montpellierain Mathieu Deplagne après avoir marqué un but. «La quenelle est avant tout un code identitaire, qui a acquis une vraie popularité chez les jeunes. Difficile de dire que tous aient conscience de la portée de ce geste», estime Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite. Le politologue définit cependant le groupe hétéroclite de fans de Dieudonné comme «une mouvance transversale, antisystème et complotiste, dont l’antisémitisme reste la colonne vertébrale. Leur vision du monde est celle d’un ordre mondial dominé par l’axe Washington-Tel-Aviv. Derrière les discours fustigeant l’Otan et la finance internationale, tout en soutenant Bachar al-Assad et Hugo Chávez, il y a la conviction qu’au fond, ce sont les Juifs qui tirent les ficelles.»
Les origines du geste sont floues, sans cesse réinventées par son géniteur. En revanche, son usage systématique lors des apparitions publiques de Dieudonné date de la «liste antisioniste», qu’il a présentée en Ile-de-France lors des européennes de 2009, au côté d’Alain Soral, ex-plume de Jean-Marie Le Pen, devenu gourou idéologique de l’humoriste. A l’époque, Dieudonné se réjouissait à «l’idée de glisser [sa] petite quenelle dans le fond du fion du sionisme», comme il l’avait déclaré à Libération. Aujourd’hui, la quenelle se veut «révolutionnaire».
Dans une vidéo postée sur YouTube le 20 août et vue 385 000 fois, Dieudonné, écharpe du Hamas au cou, se délecte de la popularité exponentielle du geste, feignant d’être dépassé par son succès. «Je ne pensais pas que le mouvement de la quenelle irait aussi loin. Aujourd’hui, cet acte subversif ne m’appartient plus, il appartient à la révolution.» S’ensuit un montage photo de «quenelles glissées» par des jeunes, des vieux, des pompiers, des syndicalistes. On retrouve le geste sur des photos de classe et de mariage. D’autres, prises devant des synagogues en France ou à l’étranger et jusqu’au mémorial de la Shoah à Berlin, ne cachent pas leur sous-texte antisémite. Climax de la vidéo, des policiers et militaires en tenue. Hilare, Dieudonné se met à «rêver d’un coup d’Etat au secours du peuple, comme en Egypte». Avec la condamnation du ministère de la Défense, la polémique dépasse désormais le cercle des initiés. Et ce débat amène certains, à l’instar du journaliste Jean-Laurent Cassely, à s’inquiéter d’une éventuelle «dieudonisation des esprits».