- English
- Français
Sa voix est presque inaudible, recouverte par le concert des marteaux-piqueurs et des pelleteuses. Autour de lui, au pied d'un squelette de béton et d'acier - ce qu'il reste de son immeuble, perforé par l'attentat à la voiture piégée, un des plus meurtriers depuis la guerre civile -, des ouvriers s'affairent à réparer les dégâts. En bons petits soldats, ils portent la casquette jaune du Djihad al-Bina, l'organe de reconstruction du Hezbollah. En 2006, ce sont eux qui remirent sur pied la Dahiyeh (la banlieue), cette «ville dans la ville» sous contrôle de la mouvance chiite que les missiles israéliens avaient écrasée comme un millefeuille. Mais cette fois-ci, le danger est arrivé par la terre. Chapelet dans la main, Mohammed fait signe de le suivre jusqu'au troisième étage. Sur les murs de la cage d'escalier qui mène à son appartement, les traces de sang ont viré au brun. «Sur les 300 blessés, il y avait des femmes et des enfants. Une trentaine de personnes ont été tuées. Les commanditaires de l'attaque ont voulu faire mal, c'est évident», avance l'homme.
Nouvelle phobie sécuritaire
Par sa fenêtre - ou plutôt le trou laissé par la déflagration -, on reconnaît les visages de Hassan Nasrallah, barbe brune et turban noir, et de son ami de Damas, Bachar el-Assad, sur une vaste banderole. «Détruisez-nous, tuez-nous, bombardez-nous. La révolution de Hussein est en nous!», prévient à côté une pancarte à l'attention des auteurs de l'attentat. La rhétorique mortifère à la gloire de cet imam chiite mort à Karbala rappelle celle de la République islamique d'Iran, l'autre allié du Hezbollah. Pour Mohammed, il ne fait aucun doute. «Les takfiris («mécréants», terme péjoratif désignant les sunnites, NDLR) sont derrière l'attaque!», avance-t-il, reprenant à son compte les mots de Nasrallah. D'autres voient la main vicieuse de Damas.
«Le Hezbollah paye le prix fort de son engagement en Syrie. Il joue un jeu dangereux. Il n'en sortira pas indemne», observe l'ex-colonel Kamal Awar, à la tête du magazine Defence 21. D'autant plus que l'organisation chiite s'enferme dans une nouvelle phobie sécuritaire qui risque d'entacher encore plus son image. De jour comme de nuit, des miliciens à motos sillonnent les rues de la forteresse Dahiyeh, fouillant les véhicules suspects, contrôlant l'identité des chauffeurs. En quelques semaines, des poteaux reliés par des chaînes ont poussé le long des trottoirs par crainte de nouvelles voitures piégées. Une paranoïa à l'origine de dérapages, comme cette fouille zélée d'un véhicule de l'ambassade saoudienne et la détention temporaire de deux diplomates. Accusé d'entretenir un «État dans l'État», le parti chiite s'est résigné, deux semaines après, à une mini concession: confier le contrôle des entrées de la banlieue à 1200 soldats de l'armée et des services de sécurité libanais.
C'est un fait: Hassan Nasrallah, longtemps érigé en héros de la résistance arabe à Israël, ne jouit plus de la même aura. Depuis que ses hommes ont ouvertement épaulé les troupes de Bachar, en juin, dans la reconquête de la ville syrienne d'al-Qusayr, verrou stratégique tenu par les rebelles sunnites, il est accusé d'embarquer le pays du Cèdre dans une nouvelle guerre confessionnelle, cette fois entre sunnites et chiites. À Dahiyeh, les posters des «martyrs» d'al-Qusayr morts au combat - une centaine sur quelque 500 à 2000 combattants, selon plusieurs sources sécuritaires - habillent fièrement les devantures des épiceries, les façades des mosquées et les pare-brise des voitures. Ils côtoient ceux de «Sayyida Zeinab», partis «protéger» ce mausolée chiite de la banlieue de Damas «par obligation religieuse», et dont les familles évoquent la mémoire à coups de slogans pro-Hezbollah. Mais dès qu'on s'éloigne de la banlieue chiite, la propagande cède la place aux critiques. Y compris chez des supporteurs traditionnels du Hezbollah, qui lui reprochent de sacrifier des vies pour soutenir un tyran. La déception est telle qu'elle a même inspiré à dix personnalités chiites de premier plan (dont l'ex-ministre Ibrahim Chamseddine ou Khalil Kazem el-Khalil, l'ancien ambassadeur du Liban en Iran) la publication, cet été, d'un «appel» au droit du peuple syrien de choisir son système politique, «loin de toute intervention étrangère».
Une discrète visite à Ali Khamenei
Au sein même du Hezbollah, la question de ce soutien aveugle fait aussi débat. Surtout depuis l'usage flagrant d'armes chimiques par Damas, vraie source d'embarras chez certains cadres du parti. Témoin, l'interception début septembre par les services de renseignement allemands d'une conversation téléphonique entre un haut dirigeant du parti chiite et un diplomate iranien, peu après le gazage de civils dans la ville syrienne de Ghouta. Dans cet échange, révélé par le Spiegel, le responsable du Hezbollah reproche à Assad d'avoir «perdu le contrôle de ses nerfs» et «commis une grave erreur». En public, la mouvance chiite se garde de tout commentaire. En aparté, les langues se délient. «Aux yeux de l'islam, le recours aux armes chimiques est “haram” (illicite). Il doit être condamné quel qu'en soit son auteur » avance un membre du Hezbollah, sous le couvert de l'anonymat. Et de reconnaître que le parti fait face à un véritable «dilemme». «On n'a rien en commun avec Bachar. Sa brutalité, sa façon d'être… Quant à leurs mœurs, ces gens-là boivent de l'alcool, les hommes et les femmes se fréquentent avant le mariage… Mais la Syrie s'est toujours tenue à nos côtés. Elle n'a jamais cessé de soutenir la “Résistance”. Sans elle, nous serions sous le contrôle d'Israël. Et ça, on ne peut l'oublier», dit-il.
Pour de nombreux observateurs, le Hezbollah est prisonnier des consignes de Téhéran, son «parrain» par excellence. C'est à l'issue d'une discrète visite, en avril, au guide suprême iranien, Ali Khamenei, que Hassan Nasrallah aurait ainsi pris la décision d'intervenir en Syrie, en envoyant dans la ville frontalière d'al-Qusayr quelques centaines de combattants d'élite, dont certains en assurent toujours le contrôle. Objectif: créer une zone tampon pour contenir la progression des insurgés sunnites vers le territoire libanais, mais surtout sauvegarder cette cité vitale qui relie Damas à la côte syrienne et à la plaine de la Bekaa - par laquelle transitent les armes de la «Résistance». «Nasrallah ne peut dire non à un pays qui lui a fourni 30 milliards de dollars en trente ans», observe une source interne au 14 mars, la coalition politique anti-Damas. Entre Téhéran et le Parti de Dieu, c'est une longue histoire qui remonte à 1982 quand la République islamique, à l'affût d'un point d'ancrage stratégique dans la région, profite de la lutte armée contre Israël au Sud-Liban pour former des combattants chiites.
Iranisation du discours
En fait, des liens encore plus lointains existent. Au XVIe siècle, c'est l'Iran qui, d'abord, importa le savoir chiite, lorsque la dynastie safavide fit venir des oulémas du Liban pour convertir sa population. Depuis, les allers-retours entre les deux pays n'ont jamais cessé. De père iranien et de mère libanaise, Moussa Sadr en est l'exemple: ce clerc formé dans la ville sainte de Qom et disparu en Libye, fut à l'origine de la création du fameux «mouvement des déshérités», l'un des précurseurs du Hezbollah. Avec le retrait israélien du Sud-Liban en 2000, Nasrallah avait mis en sourdine la composante iranienne de son organisation au profit de son identité libanaise. Mais depuis l'insurrection contre le régime alaouite d'Assad en 2011, le ton a changé. «Il y a eu une iranisation du discours Hezbollah», observe l'intellectuel Samir Frangié. D'après lui, Téhéran s'est servi du Hezbollah pour rétablir l'équilibre entre Damas et les rebelles sunnites, et disposer d'une carte de négociation. «L'Iran est un superpouvoir régional. Nous ne sommes qu'un petit parti», concède pour sa part un membre du Hezbollah qui préfère taire son nom.
Début septembre, les menaces d'attaque américaines en Syrie - désormais mises en sourdine par l'accord sur le désarmement chimique et la préparation de Genève 2 - avaient ainsi donné lieu à toutes sortes de spéculations: le Hezbollah réagirait-il en inondant Israël de roquettes? À quel «calcul» iranien obéirait-il? Embarquerait-il son pays dans une guerre fatale pour son avenir? La preuve que, tôt ou tard, le Parti de Dieu sera confronté à un choix existentiel: redevenir libanais, au risque de perdre l'appui de ses parrains, ou souffrir d'une impopularité croissante, en restant impliqué dans le conflit syrien. «Pour l'heure, le Hezbollah se préoccupe plus de sa survie que de son image. Ses intérêts stratégiques priment», observe l'écrivain Kassem Kassir, qui entretient des liens étroits avec le Hezbollah.
L'amorce d'une détente irano-américaine favorisée par le nouveau président modéré Hassan Rohani, pourrait, par ailleurs, pousser Téhéran à revoir sa politique envers son allié chiite. Mais rien n'est joué. En attendant, et en l'absence d'un État central fort, le Parti de Dieu sait qu'il dispose encore d'une certaine latitude sur la scène libanaise. Puissant arsenal militaire, blocage de la création du nouveau gouvernement - vacant depuis six mois -, réseaux d'aide sociale déployés à travers le pays… Si la crise syrienne a terni son étoile, la machine Hezbollah reste une institution parfaitement rodée qui soigne, éduque, nourrit, et reconstruit. «En 2006, le Hezbollah avait remis en état mon appartement. Après l'attaque du 15 août, il est le seul à nous avoir aidés. Où sont les autres partis? Où sont les instances étatiques? Tant que les autres ne se bougeront pas, je resterai fidèle à Nasrallah», martèle Mohammed, le rescapé de l'attaque de Dahiyeh.