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Il est rare qu’il n’y ait rien sous un monument, si je peux me permettre le mot nu ment, les dernières couches de l’histoire font régulièrement oublier les strates précédentes. Si l’histoire ne se répète pas, elle a pour fâcheuse habitude de bégayer et si les situations ne sont jamais complètement superposables, la répétition des conséquences est frappante. Tout se passe comme si on ne se grandissait pas à assumer le passé.
L’idée dans l’air du temps est que la vie fut aux Juifs à peu près douce et calme dans le merveilleux royaume de France ; parfois un peu bousculés, mais toujours présents. En effet, peu, même parmi les élites, ne connaissent ni l’immense Rachi, ni les savants juifs de Provence qu’honoraient seigneurs et Papes, pas plus qu’ils ne connaissent les expulsions. Habituellement d’ailleurs, en matière d’expulsion des Juifs en Europe, vos interlocuteurs ont entendu parler de la deuxième expulsion espagnole de 1492, rarement de la portugaise de 1497 tout aussi dramatique. Demandez : « et en France ? » la réponse est habituellement un « jamais » catégorique, parfois une moue dubitative. Au « jamais », je réplique « fontaine…» : le royaume de France fut celui d’où les Juifs furent le plus souvent spoliés et expulsés jusqu’à avoir été pendant près de trois siècles, comme on dira plus tard Judenrein, de 1394 à 1648. Combien de fois avons-nous entendu « heureux comme Dieu en France » ? La formulation avait été la même pour la Pologne d’avant 1648.
Pourtant encore, dans la France d’après l’ancien régime il y eut des partis à la seule revendication antisémite sous la poussée de Drumont et l’hebdomadaire L’anti-juif de Jules Guérin tirait jusqu’à 120.000 exemplaires. Il se trouve qu’aujourd’hui à nouveau un mouvement n’a pour seul programme, pour seule idée de la grandeur de la Nation, que de fustiger le sionisme avec les débordements insidieux qui vont avec. On peut s’interroger légitimement sur l’absence de pertinence nationale et remarquer qu’aucun des grands sujets de société n’agite les débats autour de ce parti politique. La bête immonde et haineuse a relevé la tête à la première occasion et tué (quel qu’en soit le bras) sans que personne ne sache vraiment comment la maitriser. Quel est l’avenir de cette pousse, rejet d’une vieille plante qu’on avait pu croire morte ? Bien sûr, il n’y a pas de parallélisme entre les histoires, mais n’y a-t-il pas une pérennité, des résurgences d’un virus quiescent qui réapparait parfois muté ?
Reste à s’interroger sur les causes de cette occultation collective des expulsions. Le silence des eaux de l’ignorance ne fait pas tarir les débordements oraux dévastateurs, alors tentons d’endiguer. Si dans mémoire on entend le phonème « même » il ne faut pas en limiter les effets à une métastase du temps, mais mettre le passé au profit de l’avenir.
Les poètes nous éclairent. Cette perception de la mémoire en cancer s’oppose à la vision de Layser Aychenrand qui à la frontière suisse en 1942 répondit au douanier qui lui demandait son âge « j’ai deux mille ans » ; il venait de s’évader d’un wagon à bestiaux d’un train de déportation…
Effleurons l’histoire pour tenter de traiter le virus ou le cancer.