Tribune
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Publié le 11 Juin 2014

Les Juifs d’Algérie. Au-delà des pressions officielles et des lobbies de mémoire

Par Richard Ayoun, Institut national des langues et civilisations orientales

Le président de la République algérienne, Abdelaziz Bouteflika, lors de la commémoration du 2500e anniversaire de la ville de Constantine - l’antique Cirta - a déclaré :

Il y a lieu de signaler que les habitants juifs de la ville, et ils étaient nombreux, ont joué un rôle dans la préservation du patrimoine commun : coutumes, vêtements, art culinaire et vie artistique.

Ce renouement avec le passé juif de l’Algérie a satisfait beaucoup de Juifs originaires de ce pays, à l’image de Jean-Luc Allouche qui déclarait dans les colonnes de Libération :

Ces simples mots sont, et font, beaucoup. Jusqu’à ce jour, l’Algérie nouvelle a ignoré avec superbe, non seulement les « pieds-noirs », mais aussi « ses » juifs, pour la plupart enfants du pays avant même la grande conquête arabe du viie siècle. Des raisons objectives expliquent ce fossé ; les historiens peuvent, et doivent, les mettre au jour... Cette Algérie que nous n’avons jamais cessé d’aimer, lors même qu’elle voulait nous nier, voilà que nous trouvons de nouvelles raisons de ne pas la rayer de nos vies.

Cette étude évoque l’histoire de la longue durée, elle permet de comprendre l’histoire des Juifs de l’Algérie, qu’il est nécessaire de faire remonter à l’Antiquité.

De l’Antiquité à la conquête française

Sur les origines des Juifs d’Algérie, il est à signaler que selon une tradition judéo-chrétienne, des Cananéens, chassés de leur pays par les Hébreux, s’étaient réfugiés en Afrique. Parmi eux, d’après le Talmud se trouvaient les Girgaschites ou Girgaséens, des Hébréophones. Dans les ouvrages de l’historien byzantin Procope, il est dit que dans une cité de Numidie, où se trouve maintenant Tigisis - il s’agit de Aïn Bordj à cinquante kilomètres au sud-est de Constantine -, les Juifs construisirent une citadelle ; près d’une source, on peut encore voir deux piliers de marbre sur lesquels est gravée une inscription en phénicien et en écriture phénicienne : « Nous sommes ceux qui ont fui devant Josué, fils de Nun ». Selon Flavius Josèphe, lors de l’invasion de la Palestine par Ptolémée Ier Soter, en 301 avant J.-C., cent mille Juifs auraient été déportés en Égypte, d’où ils seraient passés en Cyrénaïque et dans les autres pays d’Afrique du Nord.

Avec l’occupation romaine, la renaissance du pays permet la croissance de la population sédentaire. Une immigration juive de masse se produit dans la première moitié du iie siècle avec les fugitifs de la répression qui frappe les Juifs de Cyrénaïque et d’Égypte soulevés contre Rome. À l’époque romaine, contrairement aux périodes précédentes, l’existence de plusieurs communautés juives est attestée dans le Maghreb central par des textes et des documents archéologiques. Saint Jérôme dans une de ses lettres déclarait que les colonies juives formaient une chaîne ininterrompue « depuis la Mauritanie, à travers l’Afrique et l’Égypte » jusqu’à l’Inde.

De cette époque datent plusieurs inscriptions juives : à Cirta (Constantine) deux inscriptions latines d’un Julius Anianus Judeus et d’un Pompeius Restitus Judeus à Kalfoun - près de Sétif -, à Auzia (Aumale, Sour El Ghozlane) une épitaphe d’un Juif. À Sétif, une synagogue existait au iiie siècle, comme en fait foi une inscription dédiée à M. Avilus Januarius qui portait le titre de pater synagogae. À Tipasa, une synagogue est construite vers le milieu du ive siècle ; elle s’élevait au centre de la ville, sur la colline dite « des temples » qui s’avance dans la mer en forme de presqu’île. Elle y avait remplacé le vieux sanctuaire du dragon.

Saint Augustin évoque les Juifs dans presque toutes ses œuvres, notamment dans sa ville épiscopale, à Hippone. À Thusurus (Tozeur), il dénombre beaucoup de judaïsants. Dans un traité spécifique le Tractatus adversus Judaeos, il décrit l’égarement des Juifs. Leurs professions sont les mêmes que celles des Berbères, des Puniques ou des Romains. Saint Augustin les traite de paresseux parce qu’ils observent le Chabbat. Les hommes travaillent aux champs, quant aux femmes, elles filent la laine et confectionnent des vêtements.

Sous les Vandales, les rares témoignages que nous avons, montrent que les Juifs sont nombreux au Maghreb central, ils bénéficient d’une grande liberté religieuse. Sous les Byzantins, les Juifs sont assimilés aux ariens, aux donatistes et aux païens et on les traite de « dissidents ». En vertu des édits de 535, de Justinien Ier, ils sont exclus de toutes les charges publiques, ils ne peuvent posséder d’esclaves chrétiens, d’où la faillite de propriétaires fonciers juifs. Les synagogues sont transformées en églises, par exemple celle de Tipasa.

La conquête arabe s’est faite de 688 à 708. On parle alors de Judéo-berbères. C’est Ibn Khaldoun dans son Histoire des Berbères qui, évoquant la situation religieuse du Maghreb au moment de la conquête islamique, a fait une place importante à cet élément de la population nord-africaine que sont les Judéo-berbères, avant le viie siècle. Ibn Khaldoun écrit :

Une partie des Berbères professait le judaïsme, religion qu’ils avaient reçue de leurs puissants voisins, les Israélites de la Syrie. Parmi les Berbères juifs on distinguait les Djeraoua, tribu qui habitait l’Aurès et à laquelle appartenait la Kahéna, femme qui fut tuée par les Arabes à l’époque des premières invasions. Les autres tribus juives étaient les Nefouça, Berbères de l’Ifrîkïa [Ifrkiyya], les Fendelaoua, les Medîouna, les Behloula, les Ghîatha et les Fazas, Berbères du Maghreb-el-Acsa.

Du commencement du viiie siècle à la fin du xive siècle, le Maghreb central connaît une instabilité politique incessante liée aux conflits entre différentes sectes et dynasties : les Kharijites, Berbères islamisés fondateurs du royaume de Tahert, les Rustumides (viiie-ixe siècles), les Fatimides (909-1171), puis les Zirides (973-1060). Le Maghreb central a été aussi dirigé par les Hammadides (1017-1152), les Hilaliens célèbres pour leurs destructions entre 1050 et 1052, les Almoravides (1063-1147) et les Almohades (1147-1269). Aucun de ces occupants n’a réussi à créer d’autorité durable, les Beni Abd al Wad sont les seuls à avoir maintenu une stabilité politique sur une partie du territoire du Maghreb central, en dirigeant le royaume de Tlemcen du xiiie au xvie siècle… Lire la suite.