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L’image dominante du judaïsme français est actuellement celle d’un judaïsme présenté essentiellement sous les marqueurs réducteurs de la mémoire de la Shoah, de la légitimité du droit à l’existence de l’État d’Israël, des inquiétudes devant l’incapacité de la République à maîtriser, depuis une trentaine d’années, l’emballement des discours et des actes de l’antisémitisme historique ou de celui qui se présente sous les habits neufs de l’antisionisme. C’est une image traditionnelle qu’il convient de compléter par les réinterprétations et interrogations des Juifs de France, nées du fait majeur de ces soixante-dix dernières années : la rupture du lien fondateur entre les Juifs et l’État, intervenue à partir des années 1960 et plus précisément depuis l’expression « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » prononcée par le général de Gaulle en novembre 1967, au lendemain de la guerre des Six Jours.
Le lien historique noué avec la République, dans le cadre du « franco-judaïsme », qui reposait sur une citoyenneté réassurée par un État central, c’est-à-dire fort, s’est alors délité. Une telle rupture n’a pas manqué d’avoir des conséquences pour la suite de l’histoire judéo-française, en inaugurant une ère de soupçon, à éclipses, récurrente. Elle a ouvert la voie à des formes de doute sur le destin politique des Juifs. Dans un discours récent, l’actuel Président de la République lui-même en est arrivé à devoir répéter cette affirmation : « Je sais qu’il y a des Juifs en France qui se posent la question. Elle ne me fait pas plaisir, elle est même une souffrance. Cette question, quelle est-elle ? Est-ce que nous pourrons encore vivre dans notre pays ? Est-ce que nous avons encore une place dans le destin national ? Est-ce que la France est capable de faire vivre ensemble des citoyens de religions différentes, de cultures différentes, d’origines différentes, de couleurs différentes, de situations différentes ? Je réponds oui… L’avenir des Juifs de France est en France. »
En effet, tout recul de l’État, plus enclin que jamais à satisfaire les demandes des divers groupes sociaux, est interprété de façon ambivalente par les Juifs français. Ils sont désormais entrés en crise, eux qui avaient été heureux durant si longtemps, en réussissant notamment à préserver leur « identité » au sein de la sphère privée tandis qu’ils s’intégraient à la sphère publique en tant que fonctionnaires, professeurs, magistrats, scientifiques, hommes politiques, intellectuels, créateurs.
Les conditions dans lesquelles nous avons pu rassembler, pour notre Dictionnaire du judaïsme français depuis 1944(1), une vingtaine de chercheurs trentenaires passionnés par l’histoire, la sociologie et la psychologie des Juifs de France, prouvent que le travail sur le monde juif français déclenche encore des vocations chez les jeunes, juifs ou non, persuadés qu’il y a là des sujets passionnants. Il faut dire ici que les intellectuels juifs se sont peut-être trop longtemps laissés enfermer dans des questions ressassées qui alimentent une certaine paranoïa (même si les paranoïaques ont des ennemis) et font d’eux des spécialistes de la Shoah ou d’Israël. N’est-il pas temps de raviver le lien que les Juifs ont avec leur histoire et leur culture ?
Même si la religion fut la colonne vertébrale de la transmission du judaïsme, elle en est seulement l’arête centrale, que le patrimoine culturel fantastique qui est le nôtre vient habiller et remplir de contenus. Nous sommes constitués d’une tradition et d’une histoire qui ont modelé une identité spécifique et d’abord culturelle. Alors que de trop nombreux Juifs déclarent aujourd’hui en France, comme des chrétiens, qu’ils croient ou ne croient pas, qu’ils suivent leurs rabbins comme des prêtres, nous aimons revenir à « l’avant Maïmonide », à une époque où le Juif ne résolvait pas le problème de Dieu, mais laissait la question fichée au cœur de l’individu comme de l’assemblée des siens : une question à laquelle il ne fallait surtout pas s’empresser de répondre. Quant au rapport à Israël, s’il tient de la solidarité fondamentale avec un peuple dont le droit à l’existence politique est incontournable, il ne signifie en aucune manière un alignement inconditionnel sur la politique de l’État. Cela posé, reste à définir ce patrimoine culturel juif dont nous nous sentons les héritiers. Il est fait d’idées, de réflexions théoriques contradictoires, mais aussi d’expériences littéraires, françaises ou étrangères, dont la lecture nous a imprégnés, modifiant parfois nos modes d’adhésion au judaïsme.
Évidemment, des films, des poèmes, des pièces de théâtre ont aussi composé ce trésor dont nous avons voulu donner une idée dans notre Dictionnaire.
Trop souvent les institutions juives ont été tentées de s’exprimer au nom de tous les Juifs de France. Il n’est que temps de mesurer le fossé qui sépare ceux qui apparaissent comme des représentants de la communauté juive, de la majorité des Juifs de France. C’est de leurs valeurs, de leurs consciences juives qu’il nous paraît nécessaire de parler également. On a l’habitude d’évoquer « la communauté juive » comme si des liens explicites s’étaient noués entre les Juifs de France. S’il est bon que le CRIF nous représente face aux pouvoirs politiques, trop de porte-paroles autoproclamés se pressent pour s’exprimer au nom de la communauté. Nous, individus se reconnaissant comme juifs, sommes plus que sensibles à la diversité et au pluralisme des Juifs de France. Ils ne forment pas une communauté, mais participent d’un peuple en recherche, désireux de dialoguer avec ce qui n’est pas lui dans la nation. Peut-être est-il temps de remettre au goût du jour le beau mot de diaspora, qui évoque la dispersion et l’attachement à leur culture d’emprunt des Juifs de France. Juifs français nous sommes, et Juifs français, nous
revendiquons de l’être !
L’adhésion à la communauté risque de virer au communautarisme dont nous ne voulons à aucun prix. Si des solidarités de toute espèce nous unissent aux autres Juifs de France, ce n’est pas en tant que membres de la communauté que nous les manifestons, mais en tant qu’individus, intellectuels juifs engagés dans la cité.
Notes :
1. Jean Leselbaum et Antoine Spire (dir.), Dictionnaire du judaïsme français depuis 1944, Paris, Le bord de l’eau/Armand Colin, 2013.