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Bizarrement, il garde la visière de son casque rabattue. Sortant une arme à feu de sa poche, il tire, quasiment à bout portant, ne laissant au militaire aucune chance de s’échapper. Imad Ibn-Ziaten est abattu froidement par cet inconnu. La balle a traversé la pommette gauche, jusqu’à l’aplomb de l’œil. Quelques jours plus tard, le jeudi 15 mars, à Toulouse encore, le soldat de première classe Mohamed Farah Chamse-Dine Legouad, 24 ans, retire de l’argent dans un distributeur. Il est accompagné par deux camarades. Un homme à scooter, casqué et vêtu de noir ralentit, s’approche des militaires par derrière et ouvre le feu. Il abat Mohamed Legouad et son ami Abel Chennouf. Quant à Loïc Liber, il est touché à la moelle épinière.
C’est encore à Toulouse, dans le quartier Jolimont, que le lundi 19 mars, peu avant 8 h 30 du matin, à l’heure où les élèves de l’école Ozar Hatorah s’apprêtent à entrer en cours, que l’homme casqué gare son scooter. Il s’avance d’un pas tranquille, sort une arme et ouvre le feu sur un groupe de personnes massées devant l’établissement. Un professeur de religion du collège, Jonathan Sandler, 30 ans, est atteint au ventre. Il s’écroule au pied de son fils Arieh, 5 ans, mortellement touché lui aussi.
Le tueur fait quelques pas dans la cour, ouvre le feu à nouveau. La fille du directeur de l’école, Myriam Monsonego, 7 ans, tente de s’échapper. Elle ne fait que quelques foulées, avant d’être atteinte d’une balle dans le dos. Le tueur tire alors sur le petit Gabriel Sandler, 4 ans. Puis, il revient vers Myriam, l’empoigne férocement par les cheveux et l’achève d’une balle dans la tête, avant de prendre la fuite sur son deux-roues. Un autre adolescent est grièvement blessé. Les enfants crient dans tous les sens. C’est l’horreur. Des élèves et des membres du personnel emmènent les victimes dans la salle de prière. La plupart des élèves prient, d’autres pleurent. L’agitation règne un peu partout. Un jeune de 16 ans, secouriste, tente vainement de réanimer l’un des enfants. Le désespoir se lit sur les visages. Lorsque, quelques minutes plus tard, les parents viennent chercher leurs enfants, ceux-ci se blottissent dans leurs bras, en larmes ou hébétés.
À 9 heures du matin, l’alerte est donnée par la préfecture pour sécuriser tous les établissements de confession juive et les synagogues du département. À 10 h 15, le procureur de la République de Toulouse confirme que le tueur « a tiré sur tout ce qu’il avait en face de lui, enfants et adultes ». Au même moment, Nicolas Sarkozy donne une interview sur Radio France Outre-mer (RFO), quand il apprend la nouvelle : la tragédie de Toulouse le frappe de plein fouet. Aussitôt, il donne ses instructions :
1. Claude Guéant, son ministre de l’Intérieur, suivra les opérations depuis Toulouse.
2. Il recevra ensemble les représentants des communautés juive et musulmane, pour manifester l’unité nationale.
3. Il interrompra enfin pendant quelques jours toutes ses activités de campagne électorale (1).
Sur le champ, le chef de l’État se rend à Toulouse : « C’est une tragédie nationale», déclare-t-il en demandant « une minute de silence dans toutes les écoles de France à la mémoire de ces enfants martyrisés ». Sur place arrivent François Hollande, accompagné de Manuel Valls, Pierre Moscovici et Élisabeth Guigou, puis en fin d’après-midi, François Bayrou (2).
A 16 h 30, une conférence de presse est organisée par les représentants de la communauté juive de la région. La voix troublée par l’émotion, Nicole Yardeni, présidente du CRIF Midi-Pyrénées, raconte les images de la tuerie qu’elle vient de visionner: « On voit un homme casqué très déterminé, très calme, très professionnel, au sens nazi du terme. Qu’on puisse poursuivre des enfants dans une école. Pour les abattre. (Silence) Ces enfants, ce sont nos enfants, mais ce sont aussi les enfants de tous. Nous parlons comme Juifs, mais pas seulement. Ce qui nous inquiète, nous inquiète pour tout le monde. »
À 17 heures, une cérémonie religieuse est organisée. La synagogue est pleine à craquer. Plus tard, à Paris, une marche silencieuse entre République et Bastille rassemble plusieurs milliers de personnes, préfigurant celle du dimanche suivant, à laquelle appellent les responsables des communautés juive et musulmane (3). L’opinion publique est donc sous le choc. La classe politique décrète une trêve dans la campagne.
Mercredi 21 mars, vers 1h du matin, Mohamed Merah appelle Ebba Kalondoa, rédactrice en chef de France 24. Il est alors 1 h du matin, et la jeune femme vient de terminer son service quand son assistante lui transmet l’appel de Mohamed Merah. Le présumé tueur se montre très clair, très précis et très calme, et affirme avoir filmé les tueries et qu’elles seront bientôt sur la Toile : « Il m’a dit : ‘‘Bonsoir madame, j’appelle pour revendiquer les attentats à Montauban et à Toulouse.’’ […] Il était très à l’aise avec le langage de la violence. Il parlait des actes, il parlait des opérations très techniques, presque militaires. Il disait ‘‘les cibles’’, il était très détaché par rapport à l’humanité de ses victimes. […] Il disait : ‘‘J’ai tiré deux coups pour la première victime, vous pouvez demander à la police parce qu’ils ont dû se demander pourquoi il n’y a pas les douilles sur les lieux, c’est parce que je les ai ramassées.’’ Il a dit que deux choses pouvaient l’arrêter : soit on l’attrape et il ira en prison la tête haute, soit il rencontrera la mort avec un sourire. […] Il a mis en garde en disant qu’il y aurait d’autres attentats. Il a reparlé de Toulouse, mais aussi de Lyon, Marseille et Paris. Il a répété sans cesse que ce n’était que le début (4).
Des moyens colossaux sont déployés pour démasquer l’assassin qui menace de frapper de nouveau et à tout instant. Au vu des similarités du mode opératoire, les enquêteurs font le lien entre les trois affaires de Toulouse et Montauban. La même arme a été utilisée pour commettre les sept assassinats. Le « tueur au scooter » devient désormais l’ennemi public numéro un.
Les cyber-policiers finissent par mettre la main sur le courriel par lequel le tueur présumé a fixé rendez-vous à Imad Ibn Ziaten le 11 mars. Cette annonce, postée sur le site leboncoin.fr, a été vue par 500 personnes, mais l’une des adresses IP correspond à celle de la mère d’une personne déjà suspectée. Par ailleurs, le témoignage d’un concessionnaire Yamaha, selon lequel un homme l’a interrogé sur la procédure permettant de désactiver le traqueur du scooter, semble décisif. L’assassin présumé est alors mis sur écoute. L’homme le plus recherché de France réside au premier étage d’un immeuble du quartier de la Côte Pavée, à Toulouse. À 3 h du matin, le domicile de Mohamed Merah est encerclé par les hommes du Raid. Le voisinage est évacué. Les pourparlers s’amorcent. L’homme se vante d’« avoir mis la France à genoux ». Élevé dans le quartier réputé « sensible » des Izards, il s’est rendu deux fois au Pakistan, en 2010 et 2011, pour y intégrer des groupes de combattants basés dans les zones tribales. À l’issue de cet entraînement dans des camps qui accueillent des talibans, il est envoyé en Afghanistan pour combattre les soldats de l’OTAN. L’homme est déterminé et n’exprime aucun remords. Le meurtre de l’un des militaires de Toulouse était même prévu. Le jeudi 22 mars, c’est l’assaut. Mohamed Merah tente d’abattre des hommes placés en protection sur le balcon, qui ripostent. Une vingtaine de balles l’atteint aux bras et aux jambes. Merah saute par la fenêtre. Il s’écroule, mortellement touché à la tête par des tireurs d’élite positionnés à l’extérieur.
Les nombreuses réactions
En France, les institutions des trois communautés monothéistes (juive, musulmane et chrétienne) vont toutes dans le même sens : elles condamnent ce drame d’une même voix et appellent à ne pas stigmatiser l’islam. À Drancy, l’imam Hassan Chalghoumi rend hommage aux victimes au cours d’un rassemblement interreligieux. « Juifs, chrétiens et musulmans, nous prions pour toutes ces victimes de l’intolérance, du racisme, de la haine de Dieu et des hommes, sans en oublier aucune. […] En ces mois où la France vit d’importantes échéances électorales, d’une même voix, nous, responsables juifs, chrétiens et musulmans de Lyon, appelons l’ensemble de nos concitoyens et nos responsables politiques à éviter tout amalgame », déclarent les responsables religieux de Lyon (5). La Conférence des évêques de France publie un communiqué, de même que le président de la Fédération protestante de France, qui demande à ce que « à la violence aveugle ne soit pas opposée la vengeance aveugle, mais la volonté de résister à l’engrenage violent pour rechercher la paix, malgré tout (6) ». Les représentants protestant, orthodoxe et catholique français signent également un texte au nom du Conseil des Églises chrétiennes en France (7). Le Vatican, pour sa part, exprime « sa profonde indignation, son effarement, et sa condamnation la plus résolue. L’attentat de Toulouse est un acte horrible et ignoble, qui s’ajoute à d’autres actes récents de violence absurde qui ont blessé la France (8) ». Dans la communauté juive mondiale, ces attentats suscitent une émotion très forte. Aux États-Unis, Elie Wiesel publie une tribune dans The Algemeiner, l’un des titres de la communauté juive américaine (9) : « De toute évidence, le terrible attentat meurtrier a provoqué larmes et rage parmi les Juifs et les non-Juifs. Cela arrive souvent. Le sang juif est versé et, temporairement, il se développe une sympathie pour les Juifs. Le monde les protège. Mais ni la douleur, ni la colère ne disparaît. Nous pensons aux martyrs. Nous disons, comme le veut la tradition juive : ‘‘ Que Dieu venge leur sang.’’ Ce sera la réponse du Ciel. Notre propre réponse doit être concrète et précise. Lorsque nous sommes persécutés, notre réponse doit être : ‘‘Nous resterons juifs et nous ferons tout pour devenir plus juifs encore.’’ » « Cette attaque est une attaque contre la communauté juive dans son ensemble », déclare pour sa part la Conférence européenne des rabbins, quelques heures seulement après le drame, ajoutant : « S’il y a des gens qui veulent effrayer la communauté juive, notre réponse est que nous ne nous laisserons pas intimider (10) ».
Le traumatisme de la communauté juive française
De très nombreuses réactions se sont fait entendre dans la communauté juive, notamment au CRIF. Le 23 mars 2012, Richard Prasquier adresse à Nicolas Sarkozy, Président de la République, une lettre très émouvante. Il est notamment écrit : « Nous sommes plus que quiconque attachés à des relations fraternelles entre l’Islam de France et la communauté juive. Nous avons dans les dirigeants communautaires musulmans des partenaires avec lesquels nous partageons les mêmes sentiments sur la France. Les religions doivent y vivre dans une république laïque accueillante mais lucide. Nous rejetons tous les amalgames qui se produiraient à l’occasion des crimes d’un fanatique. Mais nous demandons que le rejet qui s’attache aux actes des extrémistes terroristes s’accompagne de la part de tous d’une fermeté sans complaisance, sans faiblesse et sans aveuglement vis-à-vis de ceux qui véhiculent des discours souvent plus aseptisés et plus occidentalisés d’apparence mais aux conséquences à long terme aussi dramatiques pour l’esprit de nos lois et de nos institutions. Dans ce combat essentiel pour la sauvegarde de nos valeurs chacun doit assumer ses responsabilités. Soyez assurés que nous assumerons les nôtres. »
D’autres réactions nous ont semblé emblématiques.
En avril 2012, alors que Toulouse semble commencer à oublier le drame, Nicole Yardeni continue de s’alarmer (11) « de cette résurgence de la haine des Juifs et de sa banalisation ». Aussi tente-t-elle de convaincre les autorités que cette haine vise également la République et que la tentation d’oublier trop vite serait désastreuse. Avec sa macabre croisade, Mohamed Merah n’a pas seulement semé l’horreur. Il a aussi semé la discorde. Le 25 mars, Arié Bensemhoun, président de la dynamique communauté juive de Toulouse, déclare dans un mélange d’émotion et de tristesse : « Toute la communauté juive toulousaine est absolument horrifiée par cette tuerie qui a vu la mort d’enfants et d’un professeur qu’ils connaissaient. Et dans ce lieu qu’ils aimaient, qui est leur intimité, qu’est l’école Ozar Hatorah. Nous avons reçu des témoignages de solidarité, des Toulousains, de la France entière et même du monde entier. Il semble y avoir un changement dans la prise de conscience sur ce mal absolu qu’est l’islam radical. La tuerie de Merah était uniquement motivée par une haine implacable des Juifs, d’Israël, mais aussi de tout ce qui fait la beauté de nos sociétés démocratiques : la liberté, la tolérance, la fraternité. D’ailleurs le terroriste l’a dit : il voulait mettre la France à genoux. […] Nous avons tous du mal à réaliser. On nous a enlevé cette insouciance qui fait le plaisir de la vie. Qui fait qu’on peut envoyer un enfant à l’école sans penser qu’un terroriste va lui loger une balle dans la tête. Nous avons, dans le passé, connu cette atroce peur et nous pensions qu’elle ne reviendrait jamais. Et maintenant cela recommence… Il faut remonter aux nazis pour retrouver des individus animés d’une haine telle qu’ils exécutent des enfants au nom de cette seule haine. Et aujourd’hui, ce que je vois de terrible, c’est cette peur qui s’est logée dans le regard des enfants de l’école. Ils ont perdu à jamais leur insouciance (12)». Le 20 mars, le grand rabbin Gilles Bernheim témoigne pour sa part (13) : « Nous avons reçu des messages de sympathie, d’extrême attention de la part de communautés religieuses ou de confessions philosophique diverses. C’est important de le rappeler devant tous les Français. Ce sont les valeurs de la France qui sont touchées à partir du moment où l’on observe que des soldats, des militaires, les enfants d’une école sont assassinés […]. C’est la France qui est atteinte et pas seulement la communauté juive […]. La France n’est pas antisémite, il y a des actes antisémites en France qui font peur. [Je souhaite qu’il n’y ait] aucune récupération politicienne de cette affaire. »
La consternation des musulmans
Au lendemain des attentats de Toulouse et de Montauban, Mustafa El-Ouammou, imam de la mosquée de la rue Vincent-Courdouan à Toulon, exprime l’inquiétude que ressent toute sa communauté : « Tous les musulmans de France condamnent ces actes. Tuer des enfants, des personnes innocentes, n’a rien à voir avec l’islam. C’est l’acte d’une personne seule qui ne connaît pas notre religion, n’en a pas reçu les enseignements. L’islam, c’est la paix. […] Il m’arrive d’avoir des discussions avec ce genre de jeunes gens. Souvent, ils sont têtus. Ils ne sont musulmans que depuis six mois et ils veulent vous expliquer les hadiths, les paroles de Dieu, dont l’étude constitue, à elle seule, la spécialité de savants. Ils portent la barbe, le chachia et les kamis, mais ce sont des coffres vides. […] Bien sûr, il y a un risque que tous les regards se braquent sur la communauté musulmane. Les gens vont encore dire : c’est ça, l’islam. Le problème vient des jeunes qui entrent dans la religion sans aucune instruction. Ils sont facilement manipulables. Dans l’islam, il y a un côté sentimental et un côté scientifique. Ceux qui n’ont qu’une approche sentimentale de l’islam risquent d’aller dans le mur (14). » Interviewé sur le site libéral atlantico.fr, Chems-Eddine Hafiz vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM), précise : « Je réfute toute instrumentalisation du mot “musulman”. Nous sommes des musulmans pas des “musulmans modérés”. Le musulman est celui qui pratique une foi qui suit les textes sacrés du Coran. À ce titre-là, lorsque quelqu’un effectue la moindre violence au nom de l’islam, je considère que ce n’est pas un musulman qui agit de la sorte : c’est un criminel, un assassin, un terroriste (15). » Anouar Kbibech est, en tant que président du Rassemblement des musulmans de France (RMF), l’un des responsables du Conseil français du culte musulman (CFCM). Il s’inquiète des conséquences que peuvent avoir, pour l’ensemble des musulmans, les liens du tueur de Montauban et Toulouse avec l’islamisme radical : « Avant de connaître l’identité du coupable, il y avait l’appréhension, chez les musulmans, qu’il ait des liens avec l’islamisme radical. Maintenant, la communauté musulmane est face à deux risques : la stigmatisation, qui était déjà présente avec tous les thèmes traités ces derniers temps [débat sur l’islam, sur les prières de rue, sur l’abattage rituel, sur le port du voile] et l’instrumentalisation de cette affaire dans le cadre de la campagne électorale. Même s’il s’agit d’un acte isolé, on sait que l’opinion publique a tendance à généraliser ; on l’a vu avec les événements du 11 Septembre. […] Or, il ne faut pas oublier que quand un jeune bascule dans le terrorisme, des milliers d’autres basculent dans la citoyenneté active et que, d’une manière générale, les premières victimes de l’islamisme ce sont l’islam et les musulmans. [Mais au-delà de ce cas tragique,] les musulmans eux-mêmes doivent s’interroger sur la prévention de ces dérives. Les imams et les aumôniers doivent éclairer les plus jeunes ou ceux qui découvrent la religion. Il faut promouvoir un travail de terrain, de proximité. C’est aussi au Conseil français du culte musulman (CFCM) et à ses conseils régionaux d’œuvrer à la promotion de certaines valeurs. Les acteurs communautaires ne peuvent pas se dédouaner de ce travail de prévention et d’encadrement de certaines pratiques (16). » Même discours chez l’imam de Bordeaux : « Je suis quasiment certain que le jeune de Toulouse ne savait pas lire le Coran en arabe. On connaît les profils violents et fragiles dans nos mosquées, des profils qui frôlent les cas psychiatriques, des jeunes qui passent de la délinquance à l’ultra-religiosité. Malheureusement, le discours de certains religieux, notamment sur Internet, embarque des musulmans dans un rapport de force avec la société. Des discours de lamentation rejettent le malheur des musulmans sur les autres et donnent matière à violence. Le texte devient prétexte. Face à cela, notre seule réponse est la parole, les sermons, les appels à la spiritualité et à l’humanité. Mais pour ces jeunes, nous ne sommes pas crédibles ; ils préfèrent les discours de haine ou de stigmatisation (17). »
Le dialogue entre Juifs et musulmans
Un dialogue intéressant a lieu à ce moment entre le grand rabbin de France et le président du CFCM. Invité le 1er avril de l’émission « Internationales » sur TV5 Monde-RFI-Le Monde, Gilles Bernheim appelle les musulmans « modérés » à manifester massivement pour dénoncer l’islamisme radical dont s’est réclamé Mohammed Merah : « Je souhaite une très grande manifestation avec des milliers et des milliers de musulmans modérés c’est-à-dire de Français de confession musulmane, auxquels s’associeraient de nombreux Français et la communauté juive pour dire « Ce n’est pas possible, ce n’est plus possible ». Le consensus de sérénité et de paix ne doit pas être [seulement] politique, mais français et religieux. Juifs et musulmans doivent afficher leurs valeurs communes et leurs différences. » Également invité de l’émission, Mohammed Moussaoui dit craindre « un risque d’instrumentalisation politique de ce type de manifestation ». Mais il reconnaît que « le CFCM n’est pas en mesure d’organiser une manifestation de cette nature, de mobiliser » les musulmans, les organisations musulmanes étant divisées. À plusieurs reprises, il insiste sur le fait que « l’islam français n’est pas assez organisé ; même l’enseignement religieux est désorganisé. Le CFCM est en pleine restructuration. En terme de projet éducatif et d’encadrement, on est loin d’avoir les outils suffisants ». La réforme annoncée pour ce printemps a échoué et l’institution n’est pas parvenue à réintégrer à son fonctionnement la plupart de ces membres historiques, dont l’Union des organisations islamiques de France (UOIF). Certes, mais « l’excuse » sonne comme un faux prétexte. Revenant sur le parcours de Mohammed Merah, Mohammed Moussaoui reconnaît que les musulmans de France sont amenés à entamer une réflexion sérieuse. Les responsables ne peuvent se dégager d’une responsabilité, pas plus qu’ils ne peuvent se culpabiliser. Or, pour préparer l’avenir des Juifs et des musulmans en France, il est nécessaire, aux yeux du grand rabbin Bernheim, que les futurs imams et rabbins se rencontrent, étudient ensemble et apprennent à se respecter : « Il [faut] que les religions sachent faire le ménage quand elles ont besoin de le faire au sein de leur propre communauté. » Le prochain président de la République devra « faire en en sorte d’assurer un avenir meilleur pour l’ensemble des citoyens sans référence à leurs convictions religieuses », selon Moussaoui. Et Bernheim de renchérir : « [Il devra agir] dans un esprit de justice, d’équité, de probité ; il y a dans les religions des richesses pour la France. » Ce dialogue passionnant, complexe – à l’image des relations qu’entretiennent Juifs et musulmans –, fait quelquefois d’une certaine méfiance, mais aussi d’attentes – et elles sont nombreuses –, reflète la réalité. Les musulmans souffrent d’être amalgamés à des terroristes fous ce que l’on peut comprendre, tandis que les Juifs se demandent comment faire passer un message capable de toucher et de pacifier toutes les composantes de l’islam à la française. Car de la part des autorités musulmanes, les Juifs n’attendent pas seulement une condamnation de principe, mais bien une prise de conscience, nécessaire à l’instauration de rencontres sereines, d’un dialogue constant.
La rencontre entre Richard Prasquier et Abdelghani Merah
À l’initiative de l’hebdomadaire Le Point, une rencontre est organisée entre Richard Prasquier et Abdelghani Merah, frère aîné du tueur au scooter. Celui-ci affirme se battre depuis dix-huit ans « contre l’antisémitisme ». Il raconte comment son frère Kader, mis en examen pour complicité des crimes de son frère Mohamed, est « profondément antisémite » et qu’il a essayé de le poignarder en 2003 : « Tout ça, parce que j’assumais les origines juives de ma femme […], petite-fille de déportée. Cela fait dix-huit ans que je me bats contre l’antisémitisme, pour monter qu’il n’y a aucune différence entre nous. Du côté de ma famille, notre union n’a jamais été acceptée. […] Je suis allé déposer plainte. J’avais alors insisté sur [le] caractère dangereux [de Mohamed] et précisé qu’un jour, il irait beaucoup plus loin. […] Il se faisait surnommer Ben Laden. Mohamed est responsable de ses actes, mais il est aussi victime de ceux qui l’on endoctriné. Kader, qui lui a inculqué le radicalisme, porte une grosse part de responsabilité. » Abdelghani Merah dit estimer qu’« il faudrait encadrer la parole des imams qui, en réalité n’en sont pas vraiment : ils vont dans les quartiers et prêchent la haine de tout ce qui n’est pas musulman ». Le jeune homme termine l’entretien sur le souhait de manifester sa compassion aux familles des victimes. « Dans cette tragédie, lui répond Richard Prasquier, vous êtes un espoir. Vos déclarations montrent qu’il n’y a pas de fatalité du mal. [L’antisémitisme] est le fait d’une minorité, mais que cela ne rassure pas pour autant. Dans toute l’histoire du siècle précédent, ce sont des minorités idéologiques qui ont été porteuses des idées les plus meurtrières, à l’exemple du nazisme (18). »
Campagne électorale et choc médiatique
Tous les événements que nous décrivons ici surviennent en pleine campagne électorale.
Alors que l’actualité se focalise sur la présidentielle, les sondages d’opinion et les propositions des candidats, ces tueries font l’effet d’un violent coup de tonnerre. Journalistes français et correspondants étrangers, tous se précipitent à Toulouse. Il n’est plus question que de vivre, minute par minute, le siège de l’appartement de Mohamed Merah et l’assaut final. Les téléspectateurs, les auditeurs, les lecteurs assistent donc à ce « spectacle », accordant aux journaux télévisés du mercredi 21 et du jeudi 22 mars une audience en forte hausse. La fréquentation des sites Internet d’actualités monte à 3,45 millions de visites le mercredi (contre 2 millions par jour en moyenne) pour Le Monde, 2,9 millions (contre 1,7 million) pour Le Figaro.
Mais déjà se profile une autre polémique. Les journalistes Yves Bordenave et Laurent Borredon, du Monde, mettent en cause les services de renseignements : « Côté face, l’information est rassurante, Mohamed Merah était fiché par les services de renseignements français depuis 2011 et cela a permis son identification rapide. Côté pile, il y a une interrogation : la direction centrale du Renseignement intérieur aurait-elle dû neutraliser un tel terroriste en puissance (19) ? » Dès le 22 mars en effet, le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, estime qu’il faut éclaircir une éventuelle « faille » des services de renseignements : « Je comprends qu’on puisse se poser la question de savoir s’il y a eu une faille ou pas, comme je ne sais pas s’il y a eu une faille, je ne peux pas vous dire quel genre de faille, mais il faut faire la clarté là-dessus (20).»
La veille, déjà, le procureur de la République a pointé du doigt la DCRI: « Dans la mesure où les renseignements sont connus, les gens sont suivis. Et puis après, ils sont traités par les services de renseignements. » Mohamed Merah aurait-il dû être arrêté avant d’avoir le temps de commettre ses meurtres ? À la DCRI, les policiers perçoivent vite cette polémique et mettent en place une stratégie de défense : « Mohamed Merah, c’est l’exercice le plus difficile pour nous. Il s’auto-radicalise, c’est manifestement une démarche solitaire. Si le gars mûrit seul son projet dans son coin, on ne peut pas explorer son inconscient. C’est vrai pour le terrorisme comme pour le droit commun. » Selon la police, donc, Merah serait un loup solitaire. L’enquête a depuis montré qu’il n’en était rien, que Merah n’était pas seul, loin de là… D’octobre 2006 à mars 2010, Mohamed Merah est surveillé.
Néanmoins cette surveillance se relâche au moment où il devient vraiment dangereux. Certes, il est guetté, mais différemment : ainsi sa mise sur écoutes est-elle vite suspendue, les premiers comptes rendus ne dénotant rien de compromettant. De là à affirmer que l’organisation policière s’est montrée défaillante dans le cas Merah (21) … À nouveau, des soupçons viennent agiter le landernau médiatique : comment se fait-il que l’ultime attaque n’ait pas permis d’attraper Merah vivant ? D’aucuns mettent aussitôt en cause les forces d’intervention du Raid.
Le 12 juillet suivant, le nouveau ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, annonce que la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) doit être saisie de l’affaire Merah : « La justice est assurée de l’entier concours de mon ministère. Les services de police répondront à ses demandes et d’abord s’agissant de l’accès aux documents classifiés dans le respect des procédures légales », dit Manuel Valls. Le secret-défense va donc être levé. Mais la presse continuera de s’interroger : selon elle, la DCRI a failli. C’est alors que le 18 octobre 2010, Valls annonce : « Le président de la République a donné l’instruction très claire à moi-même ainsi qu’au (ministre de la Défense) Jean-Yves Le Drian pour que nous mettions tous les éléments, tous les documents au service de la justice et de la vérité. Si d’autres documents doivent faire l’objet de cette information et de cette déclassification, ils le seront. »
« L’affaire » Merah ne fait que commencer.
Source principale :
Marc Knobel, Haine et violences antisémites. Une rétrospective 2000 – 2013, Paris, janvier 2013, Berg International Editeurs, 350 pages.
Notes :
1. Christophe Cornevin, Charles Jaigu, Jean-Marc Leclerc, « Quatre jours dans la vie du président », Le Figaro, 23 mars 2012.
2. Sources : Libération, La Croix, Le Monde, Le Parisien, Le Figaro, Les Échos, Le Nouvel Observateur, Le Point, L’Express, L’Humanité.
3. Sources : nouvelobs.com, Le Figaro, Le Monde, La Croix, L’Express du 20 mars 2012.
4. http://www.europe1.fr/France/J-appelle-pour-revendiquer-les-attentats-10...
5. Natalia Trouiller, « Après Toulouse : réactions et appels des responsables religieux », La Vie, 22 mars 2012.
6. Ibid.
7. Voir le texte commun sur : http://www.protestants.org/index.php?id=23&tx_ttnews[tt_news]=1670&tx_ttnews[year]=2012&tx_ttnews[month]=03&cHash=1244c29561.
8. Natalia Trouiller, « Après Toulouse », art. cit.
9. http://www.algemeiner.com/2012/03/21/exclusive-by-elie-wiesel-the-traged...
10. Natalia Trouiller, « Après Toulouse », art. cit.
11. Entretien avec Nicole Yardeni en juillet 2012.
13. www.grandrabbindefrance.com/drame-de-toulouse-r%C3%A9action-du-grand-rab...
14. L’imam de Toulon : “L’acte de Mohamed Merah n’a rien à voir avec l’islam” », Var Matin, 22 mars 2012. Cet article est disponible à l’adresse suivante : http://www.varmatin.com/article/var/limam-detoulon-lacte-de-mohamed-mera....
15. http://www.atlantico.fr/decryptage/fusillade-toulouse-mais-ou-sont-donc-...
17. Ibid.
18. Abdelghani Merah, « Je hais l’antisémitisme », Le Point, 12 juillet 2012.
19. Yves Bordenave et Laurent Borredon, « Questions sur la surveillance de Mohamed Merah par la DCRI », Le Monde, 23 mars 2012.
20. Interview d’Alain Juppé, Europe 1, 22 mars 2011.
21. C’est également la thèse de l’enquête fouillée d’Éric Pelletier et Jean-Marie Pontaut, Affaire Merah. L’enquête, Paris, Michel Lafon, 2012.