Tribune
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Publié le 21 Février 2014

Les valeurs de la Résistance

Tribune de Tzvetan Todorov, Essayiste, philosophe et historien français, publiée dans le Monde le 21 février 2014

 

Le Président de la République a décidé de faire transférer au Panthéon les cendres de quatre personnalités qui se sont distinguées par leur comportement au cours de la Deuxième Guerre mondiale, trois résistants, Germaine Tillion, Geneviève Anthonioz de Gaulle et Pierre Brossolette, et un homme politique, Jean Zay, ancien Ministre du Front populaire, député, emprisonné par le gouvernement de Vichy et massacré en 1944 par des miliciens français. Ce ne sont pas les seuls héros de cette époque-là, mais tous ils incarnent les principales vertus du combattant : amour de la patrie, courage, endurance, fermeté face à l'adversité. Deux de ces nouveaux habitants du Panthéon sont des femmes, fait exceptionnel pour cette demeure, et qui mérite d'être souligné pour une autre raison aussi : les deux hommes ont été tués pendant la guerre, les deux femmes ont survécu et ont même atteint un âge avancé. Cette différence de destin est en partie liée à leur sexe : au cours de ces combats, les femmes sont traitées de manière un peu moins brutale que les hommes (elles sont déportées au lieu d'être immédiatement fusillées) et, au camp, elles pratiquent une solidarité active. Germaine Tillion en témoigne : « Les fils ténus de l'amitié ont souvent paru submergés sous la brutalité nue de l'égoïsme, mais tout le camp en était invisiblement tissé. »

Ce qu'il faut noter en même temps est que ce ne sont pas seulement quatre opposants héroïques à l'invasion allemande de 1940 qui entrent au Panthéon en ce moment, ni seulement deux femmes ; ces personnes incarnent également d'autres valeurs, qui correspondent à un esprit de résistance au sens large, dépassant les seules actions audacieuses qu'elles accomplissaient à l'époque. On peut le voir à l'exemple de celle qui survivra aux trois autres, puisqu'elle mourra centenaire en 2008 : Germaine Tillion.

 

Cette jeune ethnologue s'engage dans la résistance dès juin 1940, à peine rentrée de son terrain d'étude en Algérie. Elle n'a qu'une motivation : l'amour de la patrie. Cependant, dans le texte d'un tract qu'elle destine à la presse clandestine, elle introduit une autre exigence. La cause de la patrie mérite qu'on risque sa vie, mais pas à n'importe quelles conditions : « Nous ne voulons absolument pas lui sacrifier la vérité, car notre patrie ne nous est chère qu'à la condition de ne pas devoir lui sacrifier la vérité. » Au même moment, Tillion revendique un autre élément du combat, qu'on ne lie pas toujours à l'idée de résistance. « Nous pensons que la gaîté et l'humour constituent un climat intellectuel plus tonique que l'emphase larmoyante. Nous avons l'intention de rire et de plaisanter et nous estimons que nous en avons le droit. » Deux ans plus tard, la résistante devenue déportée a l'occasion de mettre à l'épreuve son principe. Pour remonter le moral de ses camarades d'infortune, mais aussi pour leur transmettre quelques informations essentielles à la survie au camp, elle décide de composer une « opérette-revue », qui raconte sur un mode humoristique la vie au camp. Un « naturaliste » vient étudier cette nouvelle espèce animale, dont les représentantes exposent leurs doléances sous forme de chansons empruntées au répertoire musical de l'époque : airs d'opérette, numéros de cabaret, comptines populaires. Pendant la journée, cachée au fond d'une caisse en carton, Tillion compose ses vers ; le soir, elle les chantonne à ses camarades réjouies, qui peuvent ainsi rire de leurs propres malheurs. L'humour fait donc partie des valeurs de la résistance... Lire la suite.