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Peut-on encore gagner une guerre aujourd'hui lorsqu'on n'est pas une puissance, grande ou moyenne ? La guerre n'entraîne-t-elle pas la guerre et donc, à long terme, la défaite du plus petit?
Ce sont des questions compliquées. Évidemment, le sort des conflits militaires dépend de la puissance des protagonistes. Plus on est puissant, plus on a des chances de gagner. Cela dit, le terme de puissance est ambigu. On peut être puissant et perdre la guerre, comme les Américains au Vietnam. Plus généralement, c'est le cas de tous les conflits dits asymétriques, c'est-à-dire des conflits armés entre puissances étatiques et des organisations non étatiques : guérillas ou milices.
Cette forme de guerre est la plus courante des conflits armés contemporains. Or, dans ce type de conflit, la puissance n'est pas forcément du côté du plus puissant, car dans l'équation de la puissance entrent des éléments immatériels. Il ne s'agit pas que de chars, d'avions, mais de moyens de communication modernes, des opinions publiques.
Et avec cette équation, il n'est pas du tout certain que le plus puissant sur le papier l'emporte toujours. Si on regarde les forces en présence au moment de la guerre du Vietnam, ou pendant le conflit en Afghanistan, ou le conflit israélo-palestinien, il est évident que la puissance militaire nue, en termes de puissance de feu, n'est pas suffisante pour emporter la décision.
Considérez la guerre israélo-arabe et son noyau dur israélo-palestinien, à chaque fois la puissance militaire était du côté d'Israël, ce qui fait que nous avons gagné toutes les batailles, mais nous n'avons toujours pas gagné la guerre. Et cette guerre est ingagnable. Elle ne se décide pas manifestement uniquement sur le champ de bataille.
C'est pourquoi j'essaie de répondre à votre deuxième question : poser la question en termes de gros et de petits n'a pas grand sens. En définitive, le gros n'est pas toujours le plus puissance, et le petit n'est pas nécessairement le plus faible.
Et ce qui était vrai hier ne l'est plus aujourd'hui. La dernière grande bataille de chars de l'histoire militaire a eu lieu pendant la guerre du Kippour entre Israël et les pays arabes, en 1973. Cette forme de guerre est largement terminée. Donc nous avons de plus en plus affaire à des conflits asymétriques, donc, dont l'issue est toujours aléatoire. Et qui ne se décident jamais sur le champ de bataille.
Est-il prouvé que l'humanité se pacifie avec l'avancée de la civilisation et des connaissances ?
Non, hélas, ce n'est pas le cas. Les progrès scientifiques et technologiques ne sont pas nécessairement des progrès moraux. Donc c'est un peu le contraire qui se passe : plus la civilisation technique et scientifique progresse, plus les moyens de mettre à mort son semblable progressent. Je pense qu'il est illusoire d'attendre de la civilisation au sens global du terme la solution au problème de la guerre.
Peut-on rêver d'un monde sans guerre ?
Ce que je viens de dire sur la non-adéquation entre la marche de la civilisation et la pacification de la race humaine ne veut pas dire que la guerre est une fatalité humaine. Donc je peux très bien imaginer un monde sans guerre. Je constate avec beaucoup d'observateurs que malgré l'impression générale qu'on a, il y a de moins en moins de conflits armés sur la planète. On se bat de moins en moins. Comme je l'ai dit, les guerres classiques, c'est terminé. Et ce qu'il reste, ce sont des conflits asymétriques qui prennent souvent d'ailleurs la forme de la guerre civile.
Deuxième chose : la guerre est une expression humaine comme une autre. Comme elle a toujours été avec nous, on a l'impression qu'elle sera toujours avec nous. Mais ce n'est pas nécessairement le cas. Comme toute expression humaine, elle peut disparaître. Comment ? L'argument contraire est de dire : outre son ancienneté, à quoi on peut toujours rétorquer que d'autres institutions essentielles ont disparu ou presque, par exemple l'esclavage, qui était considéré comme une institution naturelle, on dit : l'homme est une créature violente par nature. Cela est vrai, il y a de la violence dans l'homme.
On peut rétorquer que la violence qui est dans l'homme ne doit pas nécessairement s'exprimer par la guerre, il y a d'autres formes d'expression sociale que la guerre. On ne va pas changer l'homme, extirper la guerre de l'homme, mais on peut canaliser la violence qui est en lui d'autre manière que par la guerre. Quels seraient les moyens de se débarrasser de cette institution ? On y réfléchit depuis des siècles, sinon des millénaires. On a imaginé toutes sortes de moyens, le pacifisme, par exemple, en tant qu'idéologie. En fait, rien n'a marché. Sauf une chose, une autre institution : la démocratie libérale. Je prends appui sur l'Europe, qui a été la terre par excellence des cataclysmes guerriers. Eh bien, l'Europe a réussi à liquider la guerre. J'entends par là non seulement ne plus se faire la guerre, mais la chasser de l'horizon des possibles, la rendre inconcevable.
On dit souvent : l'Europe, c'est la paix. Mais en fait, l'Europe est la conséquence de la paix. Ce qui rend inconcevable la guerre à l'Europe, ce n'est pas nécessairement l'unification de l'Europe, c'est le fait que l'Europe est organisée en États-nations démocratiques, et que les démocraties libérales, s'il leur arrive de faire la guerre, ne se font jamais la guerre.
Regardez, pour ne prendre qu'un exemple, lorsque les Argentins se sont emparés des Malouines, les Anglais ont fait la guerre à l'Argentine. Il existe aujourd'hui des conflits aigus entre la Grande-Bretagne et l'Espagne à propos de Gibraltar. Nul n'imagine que la Grande-Bretagne et l'Espagne vont se faire la guerre. Dans le premier cas, on a affaire à une démocratie aux prises avec une clique fasciste ; dans le second, on a affaire à deux démocraties. C'est dire que mon pari est assez simple, certains diraient simpliste : un monde organisé en démocraties libérales ignorera la guerre. Pas les conflits, mais la guerre, c'est-à-dire la prise d'armes.
L'Histoire comme science et discipline n'est-elle pas un facteur de guerre ? Guerre et histoire forment un couple harmonieux, comme la géographie, qui est la deuxième maîtresse de la guerre. Renoncer à la guerre n'est-ce pas refuser de faire l'histoire ?
Je pense que l'histoire comme la géographique ont été des suppôts d'idéologies nationales ou nationalistes, donc des outils de la guerre, mais ça a été vrai de toutes les disciplines scientifiques, les sciences humaines, sociales, artistiques. Tout sert à faire la guerre si on veut faire la guerre. L'histoire n'est pas nécessairement un outil guerrier.
La question est pertinente pour un certain type d'histoire nationaliste, mais cela fait longtemps qu'on n'écrit plus l'histoire comme ça. Donc si je peux imaginer un monde débarrassé de la guerre, je ne peux pas imaginer un monde débarrassé de l'Histoire. Ce serait un monde privé de sa mémoire. Bien que, bien entendu, Histoire et mémoire ne sont pas les mêmes choses. Mais c'est un autre débat.
Quel peut-être selon vous cet autre moteur de l'Histoire que la guerre ?
Mais tout ce qui fait la vie des sociétés : l'économie, la pensée, les arts. Le moteur de l'Histoire, c'est celui des sociétés humaines. Même à l'époque où on se faisait sans arrêt la guerre, celle-ci n'a jamais été le seul moteur des sociétés humaines, donc de l'Histoire.
Je pense que c'est une pensée profondément pessimiste que d'imaginer qu'on ne peut pas vivre en société autrement qu'en faisant la guerre ou en la préparant. Encore une fois, l'Europe prouve le contraire.
Vu ce que vous affirmez que la puissance est ambiguë et ne détermine pas sûrement la fin d'une guerre, vu votre parcours comme diplomate, que conseillez-vous à nos chefs d'État qui de prime abord optent pour des guerres ?
Nos chefs d'État optent-ils pour la guerre de prime abord ? Cela se discute. Regardez le cas syrien ; on a eu affaire à des chefs d'État qui ont imaginé devoir recourir à des opérations guerrières pour mettre fin à des actions qu'ils jugeaient à juste titre scandaleuses. Ils n'ont pas pu le faire, et sans prendre de position sur ce qu'il aurait fallu faire, Obama, Hollande, Cameron ont voulu agir et en ont été empêchés.
Donc le problème n'est pas mon conseil éventuel aux chefs d'État et de gouvernement. Je constate que les opinions publiques en Occident ne veulent plus de la guerre, quelle qu'elle soit. Et que le temps où les chefs d'État étaient jugés d'abord par leur capacité à faire la guerre est révolu.
Je regarde encore une fois le Proche-Orient : Israël face à ses voisins, les pays arabes. Il n'y a plus aucune configuration qui rende aujourd'hui possible ou probable une confrontation militaire entre Israël et ses voisins arabes : Égypte, Syrie... D'abord parce qu'ils en seraient incapables, et qu'ils sont passés à autre chose. Reste l'affrontement entre Israël et les Palestiniens, où la guerre classique est évidemment impossible, la guerre asymétrique toujours là, et sans dénouement possible autre que l'intervention internationale.
Nous sommes en face d'une sorte d'impuissance généralisée qui fait que les passions idéologiques, les intérêts ne peuvent plus trouver d'exutoire dans la guerre. Même dans cet épicentre des passions politiques qu'est le Proche-Orient, la guerre est devenue impossible. C'est une conclusion qu'on peut trouver encourageante. Encore faut-il trouver d'autres voies pour résoudre le problème.
Pourquoi la paix n'est pas possible au Proche-Orient ?
La paix n'est pas possible pour une raison qui est tout compte fait assez simple : les principaux protagonistes ont des visions contraires de leurs intérêts, qu'ils sont par ailleurs politiquement faibles, donc incapables de faire les sacrifices nécessaires pour y parvenir. Et que pour l'instant, ce qu'on appelle la communauté internationale - en clair les États-Unis - n'a pas encore trouvé le moyen d'imposer la paix aux parties en présence.
Je disais que les guerres asymétriques ne se concluent pas sur les champs de bataille et requièrent une intervention extérieure. Le Proche-Orient en est l'exemple type. Sans intervention extérieure, on peur rester longtemps dans cette situation.
On a l'impression que de la Mauritanie au Pakistan s'étend une bande de terre et de guerres depuis et pour des décennies. Mais ce sont des guerres infraétatiques, qui sont finalement bien plus dangereuses pour les "États nations" que les guerres traditionnelles. Qu'en pensez-vous ?
Oui, c'est vrai. On peut appeler cela guerres intraétatiques. Ce sont des guerres civiles qui ont une dimension internationale, puisque les moyens de communication actuels rendent ces conflits mondiaux. Donc c'est vrai que nous en avons pour longtemps encore. À quoi cela est-il dû ? À la faillite du modèle d'État-nation imposé par l'Europe, y compris là où les structures sociales traditionnelles rendaient ce modèle inopérant.
Quel est le sens d'un État-nation hérité de la Révolution française en Somalie ? Ou même en Irak ? Ce sont des pays où des peuples ou des ethnies ne peuvent cohabiter que sous la poigne de fer de dictateurs. Si cette poigne de fer relâche son emprise, tout se défait, puisqu'il n'y a pas d'autre ciment. C'est là le drame de ces pays. Évidemment, il y a d'autres dimensions, mais cet écart entre modèle d'organisation politique importé d'ailleurs et structures sociales locales me paraît très important. On peut espérer qu'avec le temps, et avec l'unification du monde qui est malgré tout en oeuvre, ces conflits vont finir par s'apaiser. Il ne faut pas oublier que l'Europe a aussi connu la guerre civile. Mais il faudra beaucoup de temps et de bonne volonté.