Tribune
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Publié le 5 Février 2013

L'Europe fait-elle vraiment tout ce qu’elle peut pour assécher le financement du terrorisme ?

 

Interview de Jean-François Daguzan, directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche stratégique et directeur de la revue Sécurité globale, et Karim Sader, politologue et consultant, spécialiste du Moyen-Orient et du Golfe arabo-persique.

 

 

Atlantico : Demain sera présenté à la Commission européenne, un plan de lutte contre le financement du terrorisme qui n'est en fait qu'un durcissement d'un texte de 2005 revalorisant les différents paliers financiers en place. Quels sont aujourd'hui les principaux canaux de financement du terrorisme ? Quels en sont les formes, les procédés et les origines ? 

 

Jean-François Daguzan : Le principal problème dans la chasse aux capitaux finançant les activités terroristes est qu’il s’agit en général de sommes extrêmement faibles. Cela peut sembler paradoxal à cause de l’image qu'Oussama Ben Laden, milliardaire saoudien a donné du terrorisme, mais en réalité la commission d’enquête sur les évènements du 11 septembre 2001 a démontré que l’ensemble de l’opération n'avait coûté que quelques centaines de milliers de dollars sur plus de dix ans. C’est une somme minime en comparaison des flux financiers que représentent le blanchiment d’argent et la drogue. Ainsi, cette taille réduite des sommes utilisées les rend très difficiles à identifier pour les organismes qui les traquent comme le Groupe d'action financière (GAFI) bien que leur action soit assez efficace dans l’ensemble.

 

De plus, l’essentiel des financements ne passe pas par les réseaux financiers électroniques et n’est donc pas traçable via les outils ordinairement utilisés. Les groupes terroristes utilisent des moyens vieux comme le monde par exemple la lettre de change qui existe depuis le Moyen-Age. Cela permet à un intermédiaire quelconque de recevoir de l’argent liquide contre un billet à ordre. Il existe également de puissants liens entre le blanchiment d’argent, l’argent du crime et les réseaux d’activisme et de terrorisme. Le plus gros réseau jamais démantelé dans ce genre fut la pizza connexion qui finançait le PKK kurde via des chaînes de pizzeria en Allemagne. Les hold-up et les enlèvements sont également des sources traditionnelles de revenus pour les réseaux terroristes.

Puisqu’une part des revenus est impossible à identifier, la question de l’origine des flux ne porte que sur ceux qui passent par le système financier. Celui-ci étant totalement mondialisé, il rend l’identification des revenus quasi impossible. Dans l’affaire du 11 septembre, les enquêtes ont montré que certains capitaux étaient passés par de très nombreuses plateformes offshores qui ont le sait contiennent aussi bien l’argent mafieux, de la corruption et de certains partis politiques. Cet ensemble de capitaux d’origine criminelle ou semi-criminelle a donc un effet encore plus pervers qui est de noyer les petites sommes du financement terroriste et donc qui les rend encore plus complexes à tracer.

 

Karim Sader : Je distinguerais deux formes de financement. Le premier émane de canaux officiels, autrement dit, à la tête de ces monarchies du Golfe, il existe un soutien financier officiel destiné aux mouvances islamistes. C’est le cas par exemple lorsque le Qatar et l’Arabie Saoudite financent l’ascension des partis salafistes ou bien ceux des Frères musulmans au cours des différents scrutins qui se sont déroulés au lendemain des « Printemps arabes » en Tunisie, en Égypte ou encore en Libye.

 

Il existe en revanche des canaux de financement bien plus opaques et beaucoup plus complexes. Ceux-ci proviennent d’acteurs à l’intérieur même des dynasties régnantes ou de l’appareil d’État, sous la forme de mécénat et qui transite le plus souvent par le biais de réseaux d’associations humanitaires ou caritatives. Il faut savoir qu’au sein des différentes dynasties du Golfe, il existe des composantes plus radicales et plus imprégnées de fondamentalisme religieux. La question du financement du terrorisme par le biais d’associations caritatives – qui ont officiellement vocation à prendre en charge la construction de Mosquée ou bien d’écoles coraniques dans différents coins du globe – est quant à elle beaucoup plus difficile à cerner compte tenu du caractère transnational de ces canaux de financement. Il arrive parfois que les plus hautes autorités de ces états du Golfe ferment les yeux sur de tels agissements. Ce phénomène a d’ailleurs poussé les autorités américaines, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, à durcir le ton à l’égard de leurs partenaires dans le Golfe, afin qu’ils exercent un contrôle plus étroit sur ces organisations dites humanitaires. Un certain nombre d’entre elles sont aujourd’hui répertoriées dans la « liste noire » du Trésor américain parmi les organisations accusées de financer des groupes jihadistes.

 

La lutte contre le financement du terrorisme ne passe-t-elle pas finalement par un durcissement réel de la diplomatie européenne vis-à-vis de certains pays qui entretiennent le système ?

 

Karim Sader : Le soutien apporté par certains États du Golfe à des groupes fondamentalistes a longtemps été – et continue d’être – l’une des composantes de la stratégie diplomatique de ces pétromonarchies dès lors qu’elle sert leurs intérêts régionaux. Il s’agit là d’un secret de polichinelle. Les liens entre des dirigeants saoudiens ou bien qataris avec des mouvances jihadistes continuent donc de susciter de nombreuses controverses. Cependant, chacun sait qu’en diplomatie, la realpolitik impose aux États une forme de compromis compte tenu du fait que nous partageons de nombreux intérêts à la fois géopolitiques et énergétiques avec ces pays de la zone.

 

Jean-François Daguzan : Bien que certains pays soient effectivement suspectés d’être schizoïdes sur la question du terrorisme, de le chasser d’un côté et de le favoriser de l’autre, nous n’avons presque aucun moyen d’action. Faire pression sur ces pays relève de la diplomatie et nous n’avons qu’un seul texte qui traite de la question : la résolution 15.40 des Nations unies. Celle-ci interdit le soutien (financement compris) à des groupes qui manipuleraient ou produiraient des armes de destruction massive sous peine de diverses sanctions, y compris militaires. Ainsi, si les Américains jugent réelle une telle accusation, ils ont, avant l’intervention militaire, la possibilité de mettre le pays en question sur la liste noire ou sous embargo et ainsi de le priver d’échanges commerciaux avec les USA, ce qui a en général un puissant effet dissuasif. À l’inverse l’Europe par manque d’unité ne peut avoir cette influence.

 

Dans ces conditions, de quels réels moyens dispose l'Union européenne ?

 

Jean-François Daguzan : Dans l’état actuel des choses, l’Union européenne joue essentiellement un rôle d’initiative et de coordination via les structures que sont Eurojust et Europol. Ces dernières ont été lourdement renforcées depuis les attentats de New York qui ont convaincu les États les plus réticents quant à la collaboration policière et judiciaire. Europol a intégré les traités européens à part entière et travaille essentiellement à créer de l’information, de la formation, des procédures et de la coordination, car chaque pays indépendant est responsable de l’application de la surveillance. Dans le numérique ou dans le clandestin main à main, le problème n’est pas de trouver, mais plutôt "que chercher ?". En effet, le travail des enquêteurs est en général très efficace lorsqu’ils bénéficient d’une information ou d’un faisceau de preuves. S’ils cherchent, ils trouvent, mais il est en général difficile d’identifier des capitaux ou une organisation bien sous tous rapports qui ont pour but de financer le terrorisme s’il n’y a pas une information initiale. Pour identifier ces signaux, il existe un énorme travail central effectué par l’Union européenne, mais qui une fois de plus est limité par la répartition de l’application policière au sein de chaque pays.

 

Karim Sader : Concernant les moyens d’exercer des pressions sur les monarchies du Golfe en dépit des intérêts communs, je pense qu’il est possible pour la diplomatie française d’exprimer son mécontentement par un subtil jeu d’équilibre dans ses relations avec les différents pays de la région. J’entends par là qu’en renforçant les rapports avec un émirat au détriment d’un autre – jouant ainsi sur les rivalités qu’entretiennent les monarchies entre elles – il est possible de marquer sa désapprobation sans pour autant remettre totalement en cause les relations bilatérales. Il me semble d’ailleurs que cette stratégie de rééquilibrage pourrait être illustrée par la récente visite de François Hollande aux Émirats arabes unis. En choisissant d’y effectuer sa première visite officielle dans la région, après un passage à Riyad, le nouveau locataire de l’Élysée, en plus de se démarquer de son prédécesseur, chercherait sans doute à marquer des points de divergences vis-à-vis du Qatar – qui avait la préférence de Nicolas Sarkozy –, et ce, compte tenu des récentes controverses autour de l’influence exercée par Doha à l’égard des mouvances islamistes de la région. Il faut dire que la politique du « tout Qatar » qu’avait joué à l’époque la France sous Sarkozy a été une erreur. En privilégiant à tout prix cet émirat – certes incontournable –, la France donne aujourd’hui l’impression de cautionner tous les agissements des Qataris, y compris leur soutien à des mouvances fondamentalistes.

 

L'UE peut-elle vraiment lutter contre le terrorisme sans une véritable intégration politique, administrative et diplomatique ? 

 

Karim Sader : Compte tenu des différents éléments que je vous ai exposés, il est bien évident que dès lors que nous parlons de diplomatie et de géopolitique régionale, l’on touche aux prérogatives régaliennes du sacro-saint modèle de l’État-nation. De ce fait, opérer une harmonisation de la législation européenne en matière de lutte contre le terrorisme tout en prenant en compte les différents intérêts de chaque État dans le monde arabe paraît délicat. Les intérêts de la France dans le Golfe qui compte une présence militaire sur la base d’Abou Dhabi, ou bien ceux de la Grande-Bretagne ne sont pas les mêmes que ceux d’autres états membres de l’UE. Il s’agit bien sûr là, du débat classique au sein de l’Union quant au modèle d’intégration à suivre pour l’avenir…

 

Jean-François Daguzan : Une telle intégration serait en effet idéale, mais prendra du temps dans les faits. Celle-ci doit avant tout commencer par la clarification d’une vision commune et d’une initiative de certains pays à secouer leurs voisins réticents sur la question. Pour déterminer cette vision et cette volonté d’action, l’Union européenne doit se doter de textes plus clairs sur la ligne diplomatique à suivre et ainsi unifier son discours. Sans ces textes, il sera toujours très difficile pour les états membres de progresser sur cette question comme sur beaucoup d’autres. Enfin, quels que soient les textes, des sanctions contre un pays soupçonné de financer le terrorisme doivent se baser sur des preuves avérées sans quoi il est impossible de convoquer les grandes institutions internationales. Il existe donc une seconde manière d’agir qui relève de la diplomatie parallèle et qui a pour but de faire disparaître les scandales dans l’ombre en contraignant, par exemple, une famille royale à exclure un membre qui finance des groupes dangereux.