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Refléter le cerveau de l'autre, c'est adopter son attitude, copier son apparence, reproduire sa voix et ses gestes: c'est ainsi que l'enfant apprend à parler et qu'il intègre la culture ambiante, celle de ses parents, de ses proches. Mais bientôt le mimétisme portera sur l'avoir de l'autre, en copiant, en imitant son désir. Ce désir mimétique fait la fortune de la publicité en manipulant la suggestion: la montre portée par DiCaprio ou James Bond vous permettra, par l'acquisition de leur avoir, d'accéder à l'être même de ces modèles prestigieux auxquels cet objet partagé vous permettra de vous identifier.
Mais si le désir mimétique porte sur la montre, la voiture, la femme (ou le mari) de mon voisin, sur le job de mon collègue qui vient d'avoir une promotion, ou sur le pouvoir au sein du couple, de l'entreprise, de la nation? Alors l'autre devient rival et nous vivons dans une société au milieu de modèles qui sont autant de rivaux, de rivaux qui sont autant de modèles.
L'altérité qui nous constitue est bénéfique et constructive tant que le modèle reste modèle, devient toxique et insupportable lorsque le modèle devient rival, ou, pire encore, obstacle à mon désir.
Nous sommes prisonniers de ces mécanismes mimétiques qui nous rendent esclaves de l'envie, de la jalousie, du ressentiment. Et nous méconnaissons activement, passionnément ces mécanismes dont nous sommes les jouets. Telles des marionnettes, nous sommes agis par les fils invisibles du désir mimétique. Soumis aux caprices de ce marionnettisme, nous ne sommes pas libres.
La liberté est un effort, une ascèse, une initiation progressive, une transformation. Elle est un but à atteindre par chacun d'entre nous, elle est une possibilité, mais pas un acquis qui nous serait offert d'emblée.
L'égalité a toujours été définie par rapport à quelque chose: on est égal devant la loi, la justice. On a les mêmes droits citoyens: droit de vote, droit de propriété, droit à la vie privée, etc.
Malheureusement, en considérant l'égalité comme un acquis social, on a voulu étendre cette notion et aboutir à ce que les citoyens ne soient plus égaux par rapport à une entité, un droit, une loi, mais à ce qu'ils soient égaux entre eux. Là encore, le désir mimétique a rongé les structures sociales pour abolir les différences entre les citoyens, dans l'illusoire projet de supprimer ainsi les rivalités, celles-ci étant dues aux différences, si minimes soient-elles, qui aimantent sur elles le désir mimétique, c'est-à-dire l'envie, la jalousie et donc engendrent le conflit.
On s'attaqua donc à la différence! La Révolution voulut «raccourcir» ce qui dépassait, d'où la guillotine. De nos jours on veut aller plus loin, abolir la différence entre riches et pauvres, entre hommes et femmes, entre cultures. C'est ainsi qu'insidieusement l'égalité est peu à peu remplacée par l'équivalence: tout le monde est identique. Il n'y a donc aucune raison que certains aient le bac et pas d'autres. Les médecins seront déclarés identiques et interchangeables, de même pour les plombiers, les pâtissiers, les couturiers, etc. La théorie du genre sera chargée d'abolir toute différence entre hommes et femmes, etc.
Et pourtant, tous les Français que je rencontre ont «leur» dentiste, «leur» fromager, «leur» boucher, «leur» médecin, «leur» plombier, etc. Et ils y sont attachés, ils seraient désorientés si on remplaçait «leur» par un autre, par n'importe qui, au nom du principe d'équivalence et d'identité qui résulte logiquement de l'égalité considérée non pas comme un effort quotidien vers la justice, mais comme un acquis social.
Vivre l'égalité exige de respecter la différence, de l'accepter, de ne pas la rendre responsable de nos rivalités et de nos conflits, de ne pas prendre l'effet pour la cause.
Enfin la fraternité! Est-ce un acquis social? La fraternité règne-t-elle entre les citoyens depuis qu'elle est inscrite sur leurs temples?
Là encore, la réalité psychologique s'impose à l'illusion politique. Pensons à la fraternité de Caïn pour Abel, d'Étéocle pour Polynice, de Romulus pour Remus, et pensons à toutes les luttes fratricides. Toutes ces tueries ont pour mécanisme le désir mimétique qui rend Caïn jaloux d'Abel au point de le tuer et, depuis, la rivalité a toujours été d'autant plus meurtrière que les rivaux étaient proches et les différences minimes ou imaginaires. C'est ainsi que les catholiques et les protestants se sont massacrés bien qu'ils fussent Français et frères, concitoyens. C'est ainsi que les révolutionnaires massacrèrent les nobles, les curés, et bientôt leurs voisins. C'est un grave défaut de fraternité qui a conduit à la collaboration et aux délations et ainsi tout au long de l'histoire de l'humanité les frères et les proches, travaillés par la rivalité mimétique, se sont-ils entre-tués avec une énergie digne d'un meilleur usage.
En réalité, l'histoire nous apprend que la fraternité a toujours eu tendance à se réaliser contre un ennemi commun. Allons-nous continuer à courir derrière la fraternité en désignant tous les jours un nouveau bouc émissaire chargé de nous unir en fraternité meurtrière?
Ne posons donc pas la fraternité en acquis social, nous dispensant dès lors de tout effort sur nous-mêmes pour vaincre nos passions rivales, pour accepter l'altérité qui nous constitue et la vivre dans la reconnaissance de ce que je dois à l'autre sans vouloir lui arracher ce qu'il a… en perdant ce que je suis.
* Dernier ouvrage: «Notre troisième cerveau», Albin Michel, mars 2013.