Tribune
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Publié le 17 Juillet 2014

L'importation du conflit israélo-palestinien en France et sa médiatisation

Par Marc Knobel, Directeur des Études du CRIF, publié dans le Huffington Post le 16 juillet 2014

Dans la nuit du vendredi 11 au samedi 12, un cocktail Molotov a été lancé contre la synagogue d'Aulnay-sous-Bois en Seine-Saint-Denis, causant de légers dégâts. Le lendemain, dans le 11e arrondissement de Paris, rue de la Roquette, une centaine de jeunes, portant pour beaucoup les couleurs du Hamas ou le drapeau palestinien, ont tenté d'attaquer la synagogue qui se trouve dans cette rue, mais ils ont été repoussés par les CRS présents sur place.

À chaque fois que le Moyen-Orient s'embrase, on croit revivre le même scénario et les mêmes cauchemars. Ce n'est pourtant pas une nouveauté puisque depuis 2000, d'autres agressions du même type ont secoué la communauté juive, ponctuellement, régulièrement, durablement, faisant des lieux de culte et d'écoles, des fidèles, de certains responsables ou membres de la communauté juive autant de cibles tout au long de ces quatorze dernières années.

Et tout commence le 1er octobre 2000. Pour la période sensible du 1er au 25 octobre 2000, nous avons relevé une cinquantaine d'agressions intervenues à Paris et en région parisienne, 75 dans toute la France. Et, depuis, le 1er octobre 2000? Plus de 7660 actes antisémites ont été perpétrés en France, dont 744, en 2000; 219 en 2001; 936 en 2002; 601 en 2003; 974 en 2004; 508 en 2005; 571 en 2006; 402 en 2007; 397 en 2008; 832 en 2009; 466 en 2010; 389 en 2011; 614 en 2012 et 423 en 2014, selon les sources concordantes du Service de protection de la Communauté juive (SPCJ) et du ministère de l'Intérieur. Bien entendu, tous les actes antisémites ne sont pas forcément liés à la prégnance du conflit israélo-palestinien. Il n'empêche. Le conflit s'importe en France et lorsque les choses vont mal là-bas, elles vont mal ici.

Mais la litanie quotidienne des agressions antijuives ne donne lieu finalement qu'à de brefs commentaires. Les rédacteurs peinent aussi lorsqu'ils réalisent que la couverture sur l'Intifada ou le tragique conflit israélo-palestinien a pu impressionner des jeunes et les inciter à l'irréparable. Le conflit, à coup d'identification ou de surmédiatisation, se serait alors importé en France. À la vue des images spectaculaires montrées ici ou là -victimes palestiniennes photographiées en gros plan, avec zoom sur les blessures sanglantes- ces jeunes se sont ou se seraient identifiés aux Palestiniens. Cette hypothèse est évidemment audacieuse. Ce n'est pas la presse qui a créé le conflit, bien évidemment. La presse informe et répercute l'intensité de cette Intifada - c'est bien là son rôle.

Mais cette guerre est avant tout une guerre des images et des symboles.

Comme toute guerre médiatique, la force des photos laisse des séquelles, qualifiant le type d'agression et l'agresseur présumé. Ce sont les images qui marquent les consciences, ce sont les images qui diabolisent les uns ou les autres. Ce sont ces images qui servent de prétexte. Du moins est-ce en leur nom et à ce qu'elles disent (des violences, de nombreux morts) que des jeunes s'identifient à ceux qu'ils pensent ou savent être des victimes pour frapper ceux qu'ils perçoivent comme étant des bourreaux. Pour eux, le conflit se résume à cette équation : Juifs = Israéliens = nazis. Il y a pourtant là une particularité: tous les conflits du monde ne suscitent pas une telle passion, une telle crispation. Étrangement, le conflit israélo-palestinien semble cristalliser toutes les émotions. Pourquoi?

Smaïn Laacher, sociologue à l'École des hautes études en sciences sociales, analyse ainsi le profil des jeunes qui sont passés à l'acte (Le Monde, vendredi 3 novembre 2000): "C'est la force des images vues à la télévision qui a fait basculer les plus enclins à la délinquance." De fait, pour de nombreux observateurs, l'impact des images télévisées constitue l'explication principale des dérapages. "Pour moi, c'est une identification dans un monde de l'image. Ces jeunes gens voient des affrontements très violents à la télé; ils se sentent solidaires et, par amalgame, s'attaquent à des symboles juifs, à défaut de cibles israéliennes", déclare pour sa part Mehdi Lallaoui, réalisateur, figure du mouvement associatif, militant dans les banlieues depuis plus de vingt ans et figure de la Marche pour l'Égalité organisée en 1983.

Le poids des images est aussi mis en cause par de jeunes responsables associatifs, comme Ali Rahmi, animateur de l'association Rencontres et Dialogue, à Roubaix, qui condamne "fermement ces actes impardonnables". Lallaoui ne coupe pas les cheveux en quatre: "Nous qui nous battons depuis des années contre le racisme, nous qui avons souffert, nous entendons des paroles inadmissibles dans certaines associations et à leur périphérie. L'émotion suscitée par certaines images ne justifie aucun dérapage. Nous nous devons de nommer les choses. Évidemment ces dérapages sont ultra minoritaires, mais si nous, militants, ne disons rien, c'est un message que nous envoyons aux groupes les plus organisés, qui comprendront "On peut y aller". Je ne veux pas qu'à chaque fois qu'il y a une manif, on entende "Mort aux Juifs". Et même si les événements se calment, nous sommes dans l'obligation de revenir là-dessus.

Méfions-nous que ce ne soit pas une vague en train de se former. Une certaine forme de confort intellectuel consiste à ne pas regarder les choses en face. Pendant la guerre du Golfe, nous n'avions pas assisté à de tels débordements. Nous avions réussi à canaliser la colère. Il faut y arriver de nouveau (...)." "Les jeunes ont un discours déstructuré, reconnaît quant à lui Malek Boutih. Ils glissent très vite de l'antisionisme à l'antisémitisme, d'Israël à Juifs" (Marianne, 16-22 octobre 2000).

Ces déclarations sont importantes. Les militants, les responsables associatifs et les intellectuels qui s'expriment ici comprennent que la situation est grave. Avec lucidité, ils répètent que l'on ne doit pas importer le conflit sur le territoire national et que l'on ne saurait viser des lieux de culte de la communauté juive (pas plus que de la communauté musulmane, nous le soulignons ici). Ils lancent aussi un avertissement, parce qu'ils pressentent que ces agressions pourraient se multiplier. Et comme il s'agit là d'un sujet particulièrement grave, nous voudrions préciser les points suivants et revenir sur l'importation du conflit israélo-palestinien en France.

Disons-le clairement: nous ne comprenons pas que des jeunes au nom de leur identification à la cause palestinienne puissent ainsi perdre la raison. Expliquons. Quand Mehdi Lallaoui dit à propos de ce conflit que "ces jeunes gens voient des affrontements très violents à la télé ils se sentent solidaires et, par amalgame, s'attaquent à des symboles juifs, à défaut de cibles israéliennes", il y a là quelque chose d'insupportable… Lire la suite.