Tribune
|
Publié le 11 Mars 2014

Lorsque le théâtre universitaire reprend les vieux stéréotypes assassins contre les Juifs

Tribune de Michel Goldberg publiée dans le hors-série des Études du CRIF anniversaire des 70ans du CRIF

Le CRIF a publié un recueil de textes en hommage au 70e anniversaire du CRIF, qui a été offert aux invités lors du 29e Dîner de l’institution. Ce recueil est composé de trente articles rédigés par des intellectuels, écrivains, journalistes, sociologues, philosophes... Nous reproduisons ci-après le sixième article de ce recueil : la tribune de Michel Goldberg, Maitre de conférence en Biochimie à l’Université de La Rochelle. Nous publierons par la suite l’ensemble de ces textes.

Marc Knobel, Directeur des Etudes du CRIF

Il s’agit sans doute d’une première en France. Fin 2012, vingt-cinq étudiants ont joué une pièce de théâtre (écrite par cinq d’entre eux) sous l’autorité d’une metteuse en scène et d’un auteur professionnel accueilli en résidence à La Rochelle. La comédie s’intitule « Une pièce sur le rôle de vos enfants dans la reprise économique mondiale ». Elle a été jouée en avril 2012. Les ateliers d’écriture et de mise en scène étaient subventionnés par différentes institutions publiques. Enfin, cette pièce devait initialement être exportée au Canada, mais le ministre de l’Enseignement supérieur nous a informés que ce projet ne serait pas réalisé (1).

Cette pièce veut dénoncer les « excès de la finance folle ». On s’y moque des pauvres, des prostituées, des Chinois, des homosexuels, etc. Et elle nous présente les Juifs comme les responsables de l’horreur financière du monde. Cette comédie montre qu’il est facile de faire rire un certain public en se moquant de nombreuses minorités ridiculisées ou salies. Cela évite aux spectateurs d’avoir à se pencher sur leurs propres travers.

L’argument est le suivant : un banquier nommé Richard Goldberg est assassiné. Sa fille prend la direction de la banque, symbole de cette finance que la pièce entend dénoncer et qui met en esclavage nos enfants avant même leur naissance. On évalue les enfants à naître avec des tests ADN pour anticiper le profit que l’on pourra en tirer. La banquière n’aime pas les enfants ; et c’est elle qui a fait assassiner son père par l’entremise de la mafia. Pendant ce temps, un nazi plutôt sympathique, qui exerçait le métier de cuisinier dans un camp de concentration, est pourchassé par des Juifs ultra-orthodoxes, vulgaires et vindicatifs. L’un d’eux accepte de se réconcilier avec ce nazi en échange d’une liasse de billets. Aucune autre communauté humaine présente dans la pièce ne cumule tant de tares propres à susciter la haine. Si d’autres personnages sont laids, c’est parce qu’ils exécutent les basses œuvres de la Goldberg & Co, ou parce qu’ils sont les victimes d’un monde dominé par elle. Ainsi les pauvres gens finissent-ils par se faire expulser de chez eux à cause d’un contrat inventé par… la banque elle-même. Ce sont bien les Juifs qui sont visés dans la pièce. Ils sont au centre du dispositif et, sans eux, il ne resterait rien de cette « œuvre », qui n’est déjà pas grand-chose. Du reste, son seul intérêt consiste à révéler les stéréotypes antisémites qui imprègnent la mentalité de ses auteurs.

L’affaire aurait pu s’arrêter là : un mauvais spectacle écrit et réalisé par des ignorants. Mais cette pièce, désolante de bêtise et de vulgarité, et dont l’écriture constitue un modèle de conformisme aux idées les plus triviales qui circulent, a été défendue avec obstination par la présidence de l’université et par le théâtre qui l’avait produite. Aucune critique un peu sérieuse à propos des clichés antisémites de la pièce n’a été entendue, pas plus du côté de l’université que de celui du théâtre ou des autres financeurs. Au contraire, la troupe a été soutenue bec et ongles. Ses auteurs ont été comparés à Montesquieu, à Voltaire, à Shakespeare.

Pour défendre cette comédie et les animateurs de l’atelier-théâtre, tous les moyens étaient bons. En particulier, des attaques violentes et malveillantes ont été proférées sur le forum internet de l’université et dans divers sites à l’encontre de la personne qui avait alerté l’université sur la catastrophe en cours. Un florilège de traquenards, de coups en douce. De plus, les animateurs de l’atelier d’écriture et la troupe ont été défendus par des associations locales telles que la Libre Pensée, la Ligue des Droits de l’homme ou encore par des délégués syndicaux.

Toute une artillerie destinée à stigmatiser et à isoler ceux qui critiquaient la pièce s’est donc mise en place. Dans les textes qu’ils diffusaient en ligne, la bêtise le disputait à la méchanceté. Cette triste affaire donne une belle occasion de découvrir la trousse à outils dont on se sert aujourd’hui pour détruire l’image d’un homme en toute impunité.

Si l’institution universitaire avait pris la mesure de l’enjeu, et notamment de sa responsabilité pédagogique, si elle avait compris qu’elle devenait l’instrument d’un appel à la haine, si elle avait dénoncé cette infamie, nous n’aurions pas consacré cinq minutes à parler de cette pièce. Ce n’est malheureusement pas ce qui s’est passé. L’horreur a été considérée tantôt comme une œuvre d’art, tantôt comme une dénonciation de la finance folle et des stéréotypes. Bref, pour les soutiens de la troupe, il fallait défendre un travail sérieux réalisé sous l’autorité de professionnels reconnus, une œuvre injustement attaquée.

La liberté est une valeur qui a été recyclée durant toute la controverse. Pour les proches de la troupe, la liberté artistique est absolue, même lorsqu’il s’agit de produire une catastrophe théâtrale antisémite.

À l’inverse, pour les détracteurs de la pièce, cette liberté artistique a, comme toutes les libertés, certaines limites. Il va de soi qu’un discours haineux et stigmatisant n’a pas sa place lorsqu’il s’agit de défendre la liberté. Nous savons bien que la liberté d’énoncer un appel à la haine conduit à des extrémités violentes et parfois meurtrières. Nous l’avons encore vu récemment avec l’assassinat d’enfants. Quel sens cela peut-il avoir de se battre pour la liberté artistique si cette liberté est refusée à tout jamais à des enfants assassinés au nom de discours haineux ?

Et dans le même temps, les laudateurs de la pièce ont cherché à limiter l’expression des critiques à son encontre. Ils se sont plaints de la diffusion de courriels et de communiqués qui informaient l’université de cette controverse. Bref, ceux-là mêmes qui justifiaient la libre expression de la parole antisémite au théâtre étaient les premiers à attaquer l’expression des personnes qui critiquaient la pièce.

Malgré les engagements qui avaient été pris, les étudiants de la troupe n’ont pas pu rencontrer les membres de la LICRA, avec qui ils auraient pu discuter du contenu idéologique de cette pièce de théâtre. Ils n’ont pas eu droit à un débat dans lequel ils auraient pu découvrir le rapport entre une œuvre et un message idéologique. Au contraire, de nombreux responsables administratifs et pédagogiques de l’université ont clamé tout le bien qu’ils pensaient de la pièce. Ils ont gonflé à bloc des étudiants qui se sont sentis légitimés par l’institution pour produire la catastrophe qu’ils ont produite. Certains d’entre eux ont voulu me poursuivre en justice.

Face à un tel déni, nombreux ont été ceux qui se sont élevés contre une telle attitude de la part d’une institution d’enseignement supérieur. Ces gens étaient de simples citoyens, qui savent prendre la peine de lire, mais aussi des comédiens, des metteurs en scène, des chercheurs, des auteurs, des responsables politiques, associatifs ou religieux. Ils ont produit de nombreuses analyses, face auxquelles il ne s’est trouvé aucune argumentation quelque peu sérieuse.

Il n’y a eu pour défendre la pièce que des attaques ad hominem , des tentatives pour détourner l’attention, des appels martelés à la liberté d’expression, à la liberté artistique, à la lutte contre la censure.

Dans le même temps, parmi les membres de ma communauté universitaire, j’ai trouvé de nombreux soutiens personnels, souvent chaleureux, amicaux et constructifs. Impossible, cependant, de mettre en place un réseau qui aurait pris une position publique, que ce soit pour critiquer la pièce ou pour contrer le flot de propos injurieux ou malveillants qui s’étalaient complaisamment sur le forum internet de l’université. Il est aussi surprenant qu’inquiétant de voir qu’en 2013, la parole libérée n’ait pas été celle de la solidarité et de la fraternité, mais, malheureusement, celle qui reprend les stéréotypes antisémites et qui injurie les détracteurs de l’antisémitisme.

Durant la controverse, le maire et le député de La Rochelle, la députée de Rochefort et d’autres députés, ainsi que le ministre de l’Enseignement supérieur, ont sévèrement critiqué cette pièce dont ils ont bien perçu le caractère antisémite.

De nombreuses associations, dans la communauté juive et en dehors, se sont également engagées.

Le numéro 25 des Études du CRIF, revue dirigée par Marc Knobel, est consacré à cette controverse. Le linguiste Georges-Elia Sarfati y décrit avec beaucoup de talent et de profondeur les arguments parfois stupides, mais aussi inquiétants, des institutions et des groupes qui ont défendu la pièce.

On découvre que le chantier éducatif qui s’ouvre devant nous est immense.

Note :

1. Un dossier contenant le livret de la pièce et de nombreuses analyses est accessible sur le site suivant : https://sites.google.com/site/atelierecriturelarochelle/