Tribune
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Publié le 9 Janvier 2014

Mai 68 et la querelle de la quenelle

Par Luc Ferry, philosophe, ancien Ministre

 

Par quel mauvais sortilège une poignée de zozos a-t-elle réussi à faire d'un mets délicieux, mijoté à Nantes  ou à Lyon, un signe antisémite virulent? Car, quoi qu'on en dise ici ou là, c'est bien de cela qu'il s'agit. Les divers dérapages de Dieudonné ne laissent aucun doute sur le sujet, pas plus que les photos du geste d'Alain Soral devant le Mémorial de la Shoah à Berlin. Au-delà de l'indignation convenue,  que peut-on faire? Que doit-on faire?

C'est là que les divergences éclatent  au grand jour, révélant à la manière  d'une caricature grimaçante la nature déliquescente de nos débats démocratiques. Faut-il croire, en effet, qu'on en fait trop, que la presse monte en épingle une vétille d'humoristes  dont le cerveau a depuis belle lurette fait relâche, de sportifs au QI d'asticots et de gamins débiles qui ne méritent pas tant d'honneur? La quenelle, ainsi plaide-t-on, n'est qu'un geste de potache dont  la signification antisémite n'est pas avérée. À en parler sans cesse et à la une,  on ne ferait que renforcer le phénomène. On ferait monter la sauce, alors que, s'agissant d'autres religions, par exemple le catholicisme, on ne fait pas tant d'histoires. Du reste, les juristes sont formels: on ne peut pas interdire un geste en tant que tel, pas même le salut nazi. Seuls le contexte et l'intention avouée  ou supposée de son auteur peuvent  lui conférer une signification,  en l'occurrence l'incitation à la haine raciale, qui tombe sous le coup de la loi  et peut dès lors entraîner condamnation. Mais le geste en lui-même est par nature infralinguistique, il ne parle pas, donc il ne suffit pas à justifier un interdit. D'ailleurs, comment le définir? Va-t-on, devant les tribunaux, en indiquer les dimensions au centimètre près, préciser l'angle de la main, du bras?... Lire la suite.