Tribune
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Publié le 5 Avril 2013

Malek Chebel : « Une manière commune de lier la tradition et la modernité »

Dans le cadre du dossier sur les successeurs de Maïmonide et Averroès, l’Arche a sollicité six personnalités (Rémi Brague, Sarah Stroumsa, Malek Chebel, Armand Abecassis, Jacques Attali et ghaleb Bencheikh) pour évoquer ces deux penseurs. Ce qui les unit, ce qui les distingue et leur influence sur leur communauté, « l’âge d’or andalou » et les intellectuels contemporains.

Beaucoup d’éléments de culture, de voisinage, de mentalité rapprochent Maïmonide et Averroès, mais ce qui les rapproche le plus à mon avis, c’est la poursuite de la tradition. Laquelle ne contrarie pas leur universalisme. Ce sont des gens ancrés dans leurs traditions. Ils savent qui ils sont, d’où ils viennent. Ils savent quelle langue parler. En même temps, cela ne les renferme pas par rapport à l’universalisme, à l’ouverture et à la curiosité intellectuelle. On le voit par exemple pour Averroès, un homme polyvalent, qui était juge puis grand juge, médecin, confident du Calife et du Sultan, philosophe, commentateur d’Aristote… C’est une pluralité qui montre bien son ouverture au monde. Il en est de même pour Maïmonide. Il écrit Le Guide des égarés en arabe, qui était à l’époque la langue vernaculaire, la langue véhiculaire. Mais en même temps, à la fin de sa vie, il écrit en hébreu. C’est un philosophe, un théologien, un médecin. Il vit sur cette terre andalouse sous le flambeau des musulmans, en gardant une dimension universelle, parlant à tous les juifs du monde. Et il est surtout très ancré dans la tradition hébraïque. Tellement ancré, qu’à la fin de sa vie, il fait un acting out sur son identité, au détriment de son universalisme.

 

Ce qui rapproche donc le plus ces deux hommes, c’est leur manière de lier la tradition à la modernité. Ce qui les distingue, ce sont les frontières pré-inscrites à leur action, de la tradition musulmane et de la tradition juive. Cela les distingue seulement à titre individuel. Ce qui les caractérise et les rapproche est infiniment plus fort et plus puissant que ce qui les sépare.

 

À cette hauteur-là, on ne peut être que critique, de sa communauté. Même si on est organique. Bien que professant le métier de juge et de grand juge, l’équivalent aujourd’hui d’un ministre de la Justice, il fut également critique du système. On ne peut pas toucher à la philosophie ou expliquer le dogme religieux, le « talmudiser », sans être dans une posture de philosophe indépendant, de philosophe critique. Les deux hommes étaient des penseurs organiques de par la stature acquise. Parce qu’ils étaient puissamment charpentés, des novateurs, des concepteurs de doctrine, inventant des systèmes de pensée. Ils étaient donc organiques dans le sens où ils sont au cœur de leur tradition respective et qu’ils sont suivis par des fidèles, des disciples, écoutés par les puissants. Et puis, ils sont critiques dans le sens où ils n’ont jamais suivi un chemin uniforme ou sans aspérité. Ils ont toujours été dans la confluence de plusieurs tensions, et en même temps eux-mêmes convoqués par l’Histoire en tant que grands représentants de traditions millénaires.

 

Ils étaient organiques, par la puissance, plus d’ailleurs Averroès que Maïmonide. Mais en même temps, la puissance qu’ils avaient acquise faisait qu’ils n’étaient peut-être pas organiques au sens administratif du terme mais en tant que maîtres à penser, poussant les autres à aller dans le sens qu’ils incarnaient. Et en même temps critiques par définition, puisqu’à ce niveau on est obligé de l’être.

 

Les successeurs sont ceux qui s’inscrivent dans cet esprit de critique. La critique, c’est quoi finalement ? Le fait de tenir compte des critères qui font la modernité du moment. Qui font l’actualité, qui font la marche du monde au moment où on parle. Pas le mimétisme de ceux qui veulent graver dans le marbre une croyance donnée, quelle qu’elle soit. Aucune croyance, aussi noble soit-elle, ne doit être gravée dans le marbre, sous prétexte que l’histoire est finie : « les gens qui viennent après nous n’ont qu’à suivre ce que nous avons tracé. »

 

Cette utopie n’a pas été suivie, ni par Maïmonide ni par Averroès. L’œuvre d’Averroès a eu un destin en Europe jusqu’au XVIe siècle. Elle a été traduite en plusieurs langues et enseignée en Sorbonne. Il a eu des successeurs, d’autres l’ont combattu. Thomas d’Aquin a apporté un autre son de cloche aux messages de Maïmonide et Averroès. Mais il est difficile d’identifier des successeurs. En commençant par Ibn Khaldoun au XIVe siècle. Tout est possible dans le marché des idées. Il y a des idées solides qui tiennent la route tandis que d’autres disparaissent. Aujourd’hui encore on retrouve des disciples de Maïmonide et Averroès. Leur force a été d’avoir ouvert des champs intellectuels immenses dans lesquels se sont engouffrés tous les philosophes qui ont suivi.

 

En ouvrant ces champs-là, ils n’ont laissé personne indifférent. Tout individu venant après eux s’inscrit dans leurs pas, plus souvent d’une manière active et positive que d’une manière négative. J’ai rarement vu un philosophe se démarquer totalement de Maïmonide ou d’Averroès. Salomon Munk, un philosophe juif du XIXe siècle, compare la philosophie juive et arabe dans Mélanges de philosophie arabe et juive (1859). Un livre magnifique qui a été écrit en plusieurs langues en même temps. On y retrouve des paragraphes entiers en hébreu, d’autres en arabe et le reste en français. Il montre la filiation que l’on retrouve entre la pensée juive, la pensée arabe et les philosophes qui ont succédé aux deux. Ils ont un pan entier de la pensée, aussi bien dans le judaïsme que dans l’islam. Je ne suis toutefois pas sûr qu’on puisse dire qu’Averroès soit inscrit dans l’islam, il serait plutôt dans le cercle extérieur de l’islam. Il était tellement imbibé de philosophie grecque qu’on se demande s’il est encore musulman. Ce que certains critiques disaient aussi à l’égard de Maïmonide et du judaïsme. Lorsqu’on lit les avis juridiques d’Averroès, on voit bien qu’il est avant tout un humaniste. Avant d’être un successeur des Grecs ou un musulman. Ces deux-là sont des fondateurs de doctrines et d’écoles. Donc, tout ce qui vient après est une déclinaison de ce qu’ils ont fait de leur vivant.

Les termes que nous utilisons sont toujours une reconstruction. Ils se réfèrent à l’âge d’ignorance dans lequel nous sommes. Une époque de conflits et de révisionnismes affligeants, de violence religieuse au nom de Dieu. Donc oui, par rapport à notre âge d’ignorance et de folie, c’est un âge d’or. Lorsqu’on voit aujourd’hui les contradictions insupportables, les conflagrations entre les communautés et les esprits, par contraste, dix siècles avant, cela paraissait un âge d’or. En leur temps, ils ne parlaient pas d’âge d’or. Cette définition est nôtre et se réfère à la décadence qui a suivi. Il faut toujours analyser les choses dans le long terme.

 

L’histoire bégaye parfois. Nous qui croyons être modernes au XXIe siècle, sommes, sur certains points, bien en retard. Cette expression a été utilisée par des historiens du XIXe siècle. Ils ont établi que l’islam était décadent au XIXe siècle depuis la Reconquista, par rapport à cette époque. Avant il y avait des traducteurs du grec à l’arabe, on dialoguait entre hébreu, latin, arabe, musulmans et non musulmans… On retrouvait toutes sortes de groupes minoritaires qui n’étaient pas pourchassés de ce fait. Il y avait une médecine florissante, une architecture, une calligraphie, une transmission par le livre et par le savoir, un respect des sages.

 

Un certain nombre d’éléments matériels et immatériels faisaient que, par contraste avec la décadence présente depuis cinq siècles, et en particulier aux XVIIIe et XIXe siècles, avant la chute de l’Empire ottoman, on a estimé rétroactivement qu’il s’agissait d’un âge d’or. C’est une reconstruction au sens terminologique mais qui se fondait sur un constat et une analyse rigoureuse des rapports de l’époque. Sur sept siècles de présence des musulmans en Andalousie, on n’a pas démontré un seul cas de meurtre fondé sur l’origine religieuse ou la couleur de peau. Pas un meurtre ! Personne ne se faisait agresser parce qu’il avait une kippa. Il n’y avait pas de populations minoritaires dhimmis. Aujourd’hui on assiste à des meurtres politiques en Tunisie juste parce que l’un est laïc et l’autre est lié au mouvement Ennahda.

 

Malek Chebel est anthropologue des religions et philosophe. Dernier ouvrage paru : Changer l’islam, dictionnaire des réformateurs musulmans, des origines à nos jours chez Albin Michel.