Tribune
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Publié le 15 Février 2013

Manuel Valls : «Il y a en France aujourd’hui plusieurs dizaines de Merah potentiels… Tous ne passent pas à l’acte, mais il faut se prémunir»

Par Marc Knobel

 

Manuel Valls, le ministre de l’Intérieur, a répondu jeudi 14 février 2013 aux questions des lecteurs du Parisien (édition du 15 février). Terrorisme, image de la police, sécurité routière, ambition politique : il s’explique. Nous commentons.

 

À la question de savoir si l’intervention au Mali fait peser un risque terroriste sur la France, Manuel Valls répond : « La France est confrontée à une menace. En mars 2012, Mohamed Merah a tué des soldats français parce qu’ils étaient soldats, tué des enfants et un père juifs parce qu’ils étaient juifs. Ces dernières semaines encore, nous avons démantelé des réseaux qui avaient frappé ou s’apprêtaient à le faire. Des cellules organisent même des passages d’individus sur les théâtres de guerre où l’on mène le jihad. C’est le cas autour d’une centaine de personnes, Français ou résidants qui vont en Syrie encadrés par les groupes proches d’Al-Qaïda. Une poignée d’entre eux seraient allés ou revenus du Sahel ou de la Somalie. Nos services de police et de renseignements doivent en permanence harceler ces groupes. C’est pour cela que je n’ai pas hésité à expulser les prédicateurs qui, dans les mosquées ou sur Internet, s’en prennent aux intérêts fondamentaux de notre pays. Nous faisons face à un ennemi extérieur au Mali, nous faisons aussi face à un ennemi intérieur qui est le fruit d’un processus de radicalisation. Il part de la petite délinquance, passe par le trafic de drogue, parfois par la prison, jusqu’à la conversion à un islamisme radical et à la haine de l’Occident. Il y a en France aujourd’hui plusieurs dizaines de Merah potentiels… Tous ne passent pas à l’acte, mais il faut se prémunir. »

Peut-on lutter contre les cellules terroristes ?

 

Dès la fin des années 1990, de gros moyens ont été mis en œuvre pour lutter contre des cellules islamistes qui se sont implantées sur notre territoire, susceptibles à terme de perpétrer de nouveaux attentats en France ou de frapper des intérêts français à l’étranger. Prenons l’exemple du réseau islamiste dit des « filières tchétchènes » qui prépare en 2001 et 2002 toutes sortes d’attentats contre des cibles touristiques : le Forum des halles ou la Tour Eiffel. Si ces attentats avaient eu lieu, il auraient probablement fait de nombreux morts et blessés, à l’instar du double attentat des Galeries Lafayette et du Printemps Haussmann, le 7 décembre 1985 (43 blessés), de l’explosion de la FNAC Sport du Forum des halles, le 5 février 1986, qui fait 22 blessés. Celui du 17 septembre 1986 devant le magasin Tati de la rue de Rennes (VIème arrondissement), entraîne, lui, la mort de 7 personnes et fait 55 blessés. Les cibles des terroristes, bien identifiées, très symboliques, sont particulièrement vulnérables. Au début des années 2000, les responsables politiques et institutionnels ont donc pris conscience que la France ne sera pas épargnée et qu’un jour ou l’autre, des terroristes frapperont à nouveau la capitale. Il ne s’agira pas des mêmes terroristes, le contexte sera différent et les motivations ne seront pas forcément les mêmes. Les services de renseignements et de police entreprennent alors de surveiller certains individus – par exemple ceux qui se rendent fréquemment en Irak, en Afghanistan ou au Pakistan.

 

Il s’agit aussi de disposer d’informations fiables sur leurs activités, leur famille et leur entourage. Certaines mosquées font l’objet d’une attention rapprochée, de même que les sites Internet qui font l’apologie du djihad et endoctrinent des jeunes. Les services ont infiltré des réseaux acquérant ainsi une solide réputation en la matière et empêchant l’exécution d’attentats dans nos villes.

 

Les salafistes d’alors étaient des étrangers installés en France, dans certaines cités. C’est de là qu’ils ont commencé à endoctriner les jeunes. Des jeunes en rupture avec la société, sans avenir et souvent déjà fichés auprès de la police… Petits délinquants ou trafiquants, ils ont organisé et noyauté leur territoire : des immeubles, un parking, des caves ou des cages d’escalier. Les guetteurs, des gamins, prennent leur part au commerce de la drogue. La police les surveille, mais ils intéressent aussi les salafistes, alléchés par l’opportunité d’utiliser ces gamins sans repères en les convertissant à une idéologie politico-religieuse. C’est ainsi que, de délinquants, ils deviennent djihadistes et tournent le dos à la drogue et aux trafics. Cette radicalisation peut se faire en quelques mois.

 

C’est alors que la police perd leur trace, qu’ils disparaissent. Mohamed Merah était l’un d’entre eux. Refuge identitaire pour les jeunes perdus ou stigmatisés des banlieues défavorisées, pour les adolescents en rupture familiale, l’islam apporte bien des solutions et des réconforts à ceux qui cherchent des repères, répondant à leurs questionnements sur la famille, l’autorité. En venant à la mosquée, les jeunes convertis retrouvent un environnement, une démarche communautaire, ils se sentent entourés. D’ailleurs, le converti salafiste est souvent un homme de 18 à 35 ans, qui habite dans les banlieues difficiles des grandes villes françaises, « en souffrance » : « Ils ont généralement un parcours de vie difficile, ils sont déclassés socialement, en situation d’instabilité affective et vivent dans des lieux où il y a de la violence, des problèmes de transport, de logement, du chômage », dit le spécialiste Olivier Bobineau(1).

 

Culture de l’excuse ?

 

Certes, les convertis ou de nombreux jeunes qui vivent dans les banlieues et certaines cités sont déclassés socialement. Les politiques ont échoué, c’est un fait. Que la République ait abandonné ses banlieues est vrai et c’est une honte. Mais, ce n’est pas parce que l’on vit dans la misère que l’on doit devenir forcément un djihadiste. Ce n’est pas la misère physique ou morale qui transforme un homme en un « parfait » terroriste, en un monstre insensible, déshumanisé et froid, mais bien l’endoctrinement, l’obscurantisme et le fanatisme. Ajoutons qu’un homme (ou une femme) qui vit dans un milieu aisé peut être entraîné dans le giron du djihadisme. Ce ne sera donc pas là un problème social, mais un choix délibéré. Le terrorisme est un choix conscient, et il n’est en aucun cas une obligation sociale.

 

Portrait du djihadiste

 

Samir Amghar, membre de l’Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman à Paris, rappelle que les Renseignements généraux parlent d’une mouvance qui réunirait en 2012 en France quelque 12 000 à 15 000 personnes (contre 5 à 6000 en 2004) autour d’une même doctrine religieuse fondée sur une lecture littéraliste du Coran et des Hadiths, visant à comprendre la tradition prophétique.

 

Les plus représentés sont les salafistes quiétistes, proches des théologiens d’Arabie Saoudite, qui prônent l’apolitisme et s’opposent à la violence politique. Le salafisme djihadiste est quant à lui ultra minoritaire en France, grâce au travail de démantèlement et de déstructuration mené par les Renseignements généraux, précise Samir Amghar. Cependant, ce salafisme djihadiste n’a pas disparu pour autant. Selon les policiers de la sous-direction antiterroriste (SDAT) de la police judiciaire et de la DCRI (Renseignement intérieur), le vivier des islamistes radicaux susceptibles de passer à l’acte en 2012 est estimé entre 200 et 300. Mais, selon un agent de la DCRI, la mouvance comprend des milliers d’individus. « Il ne se passe pas une semaine sans qu’une interpellation ait lieu. Seuls les coups de filet les plus importants sont médiatisés. […] Il est impossible de “surveiller H24” toutes les personnes signalées, car les effectifs de la DCRI n’y suffiraient pas. Au reste, mettre en permanence l’ensemble des suspects sur écoutes serait illégal(2). » Se pose là le problème de la surveillance des réseaux et des personnes. Il faut un véritable maillage et un contrôle permanent des individus, et de leur entourage, pour aboutir à l’interpellation de suspects et au démantèlement d’une cellule terroriste. Justement, le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, avait souligné sur TF1 (7 octobre 2013) la « difficulté » d’agir face à des « réseaux terroristes » qui sont « dans nos quartiers ». « C’est toute la difficulté... Il ne s’agit pas de réseaux terroristes qui viennent de l’extérieur, il s’agit de réseaux qui sont dans nos quartiers », déclare le ministre. « Il ne s’agit pas d’étrangers, il s’agit de Français convertis, de Français musulmans », ajoute-t-il. Mais « ne confondons pas ces gens » avec la communauté musulmane de France. « Il s’agit de mettre hors d’état de nuire des terroristes, des apprentis terroristes », qui « peuvent passer à l’acte à tout moment » et « tout le travail de la police est d’anticiper ces phénomènes et ces actes».

 

Manuel Valls aux commandes 

 

« Nous devons y faire face par tous les moyens du droit, par les moyens de la police, du renseignement, au plus près de la réalité et aussi en lien avec notre administration pénitentiaire », déclare le ministre de l’Intérieur, le 17 octobre 2012, sur France Inter. Il s’adresse aussi à l’opinion publique et il en appelle à « toute la société ». Il l’informe, car il sait que la situation est grave et il joue la carte de la transparence. Voilà ce qu’il déclare à Marseille, le 12 octobre 2012 : « J’en appelle (...) à la mobilisation de toute la société », déclare le ministre en clôture du congrès du syndicat de police Alliance (seconde organisation de gardiens de la paix). « Nous devons tous prendre part à une nécessaire mobilisation générale » face au terrorisme, insiste-t-il.

 

Le ministre de l’Intérieur précise sa pensée lorsqu’il évoque l’affaire Merah et le récent démantèlement de la cellule  dite de Sarcelles : « Il y avait urgence, car ce réseau était déjà passé à l’acte » et pouvait « frapper à nouveau ». Puis, il revient sur ce qu’il en est ou en serait de la menace terroriste en France. Elle est en « mutation », car elle est « désormais le fait de Français nés sur notre sol […] parfois convertis à l’Islam et qui ont versé dans l’islamisme radical » mêlant, selon M. Valls, « délinquance, criminalité, antisémitisme virulent et soif d’un absolu de haine et de violence ». Le 12 novembre 2012, Valls estime sur RMC-PSMTV que le risque terroriste représente une menace « permanente». Selon lui, « plusieurs centaines de personnes » constituent un danger. Le ministre évoque même un « ennemi intérieur » qui « prospère sur la radicalisation de cet islam qui n’a rien à voir avec [celui] pratiqué par l’immense majorité de nos concitoyens [musulmans], mais qui prône la haine, l’antisémitisme, qui se mélange en plus avec la petite délinquance, avec le crime, avec le trafic de drogue, il est là, il est présent. » Il adresse également un message aux forces de l’ordre. Que dit-il ? « Vous tous policiers êtes en première ligne de cette lutte » contre le terrorisme, explique-t-il devant les délégués syndicaux, « tous, dans vos métiers, vos unités, avez un rôle à jouer notamment en matière de détection des signaux faibles ». « L’action de proximité menée quotidiennement dans les quartiers », a-t-il dit à ce sujet, « et la connaissance acquise du tissu social doivent permettre de détecter les personnes à risque

 

Et Valls va beaucoup plus loin. Puisqu’il n’hésite pas à rappeler de grands principes à… la communauté musulmane de France. Un discours de fermeté qui est en quelque sorte aussi la marque de fabrique de Manuel Valls. Rappelons par exemple que lors de l’inauguration de la mosquée de Strasbourg, le ministre pourfend «les partisans de l’obscurantisme, les intégristes, ceux qui veulent s’en prendre à nos va leurs et à nos institutions». Avant de s’exclamer: «Ceux qui nient les droits des femmes, ceux-là n’ont pas leur place dans la République. Ceux qui sont sur notre territoire pour défier nos lois, pour s’en prendre aux fondements de notre société n’ont pas à y rester

 

Enfin, le 17 octobre 2012, il appelle les institutions représentatives de l’islam de France à « prendre leurs responsabilités » pour permettre l’émergence d’imams et d’aumôniers musulmans « en phase » avec les valeurs de la République. Ce message, il le rappelle dans l’entretien qu’il accorde au Parisien (vendredi 15 février 2013). Que dit-il à ce sujet ? : « La France ne va pas bien. Chômage, précarité, crise d’identité… Ce gouvernement doit tout faire pour apaiser notre société. S’il y a un mot qui doit caractériser mon action, c’est le respect de l’autre. L’islam est la deuxième religion de France, c’est un fait. Nous devons faire la démonstration que l’islam est compatible avec les valeurs de la République. Chacun doit y mettre du sien. Ces polémiques sur le halal, les pains au chocolat ont énormément perverti le débat. Mais il faut que l’islam de France s’organise avec des imams français formés dans nos universités, qui parlent français, qui prêchent en français. Il faut aussi avoir une discussion sur le financement des lieux de culte : j’admets de moins en moins que ce soient des pays tiers, parfois amis, parfois non, qui financent les lieux de culte. »

 

Voir à ce sujet : Marc Knobel, Haine et violences antisémites. Une rétrospective 2000 – 2013. Paris, janvier 2013, Berg International Editeurs, 350 pages.

 

Notes :

1. Olivier Bobineau, sociologue des religions et spécialiste de l’islam, a publié entre autres « Les salafistes en France, un problème social, pas religieux », Rue 89, 19 septembre.

2. Samir Amghar, « La manifestation devant l’ambassade des États-Unis n’était pas le fait de salafistes», Le Monde, 17 septembre 2012.