Tribune
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Publié le 29 Avril 2013

Merah et Tsarnaev, même combat

 

Par Gilles Kepel pour le Monde

 

L'attentat de Boston présente de troublantes similitudes avec la tuerie de Montauban et Toulouse en mars 2012. À une année de distance, deux opérations de "djihad du pauvre" ont été menées en Occident par des jeunes musulmans brusquement radicalisés issus de l'immigration.

 

Les rapports des États unis à la Tchétchénie ex-soviétique et ceux de la France à l'Algérie ex-coloniale diffèrent. Mais l'attentat à l'autocuiseur piégé qui a tué trois passants, dont un enfant, et blessé des dizaines de personnes, suivi du meurtre d'un policier, participe de la même logique que l'assassinat des militaires français ainsi que des petits élèves et du professeur de l'école juive Ozar-Hatorah.

 

Ces deux passages à l'acte illustrent en effet les préconisations du "troisième âge du djihad", théorisées par l'idéologue islamiste syrien Moustafa Sitt Mariam Al-Nassar – dit Abou Moussab Al-Souri – dans son volumineux opus Appel à la résistance islamique mondiale. Il fut mis en ligne à partir de 2005, lorsque l'auteur comprit que les opérations centralisées impulsées par Al-Qaida avaient failli, avec l'échec du djihad du "deuxième âge", à instaurer un "califat islamiste" en Irak – le "premier âge" se référait au djihad contre l'Armée rouge en Afghanistan dans la décennie 1980.

 

En septembre 2001, la stratégie de Ben Laden était en avance sur la doctrine militaire américaine : l'arsenal de la "guerre des étoiles" s'avéra futile contre les pirates de l'air de New York et de Washington. Dans la décennie qui suivit, l'Occident rattrapa son retard : la surveillance des transferts de fonds, la réorganisation du renseignement et des forces spéciales, les ravages causés par les drones parmi les imams et les fedayins de l'Irak au Yémen et à l'Afghanistan portèrent des coups terribles au djihad "organisé" par le haut.

 

Djihad "par le bas"

 

L'exécution de Ben Laden, et plus encore le succès militaire français au Mali en 2013 contre une Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), dont la logique avait été percée, le démontrèrent. C'est en alternative à cette défaite anticipée que Souri prôna une stratégie de djihad "par le bas", déstructuré, qu'il nomma nizam la tanzim (un système et non une organisation).

 

À un terrorisme hâtif de destruction massive devenu impraticable, il oppose la multiplication d'actions quasi "spontanéistes" mises en oeuvre au long cours par des djihadistes autoradicalisés grâce aux sites de partage de vidéos – prolongés par quelques stages de formation in situ – incités à choisir eux-mêmes, dans leur proximité, une cible opportune.

 

Peu ou mal identifiables par le renseignement – Merah comme Tsarnaev avaient été repérés et interrogés, mais leur dangerosité fut sous-estimée –, équipés d'explosifs ou d'armes de fortune, autofinancés par des larcins, ils ne pourront tuer des milliers d'"impies" comme au 11-Septembre.

 

Mais la répétition de ces actions spectaculaires, leur diffusion et leur glorification sur Internet, leur imprédictibilité, sèmeront à la longue, escompte Souri, la terreur au sein d'un ennemi démoralisé, qui multipliera les réactions "islamophobes", soudant en réaction, autour du djihad défensif, une communauté de croyants immigrés que rejoindront des convertis en nombre croissant. C'est alors, pense l'idéologue du "djihad 3G", qu'adviendra sous les meilleurs auspices l'affrontement qui détruira la civilisation occidentale sur son territoire même.

 

Peu pris au sérieux par les renseignements

 

Ce djihad de basse intensité, progressif, mécaniste et eschatologique, n'a guère été pris au sérieux par la communauté du renseignement, requinquée par les succès remportés contre Al-Qaida depuis la seconde moitié de la décennie écoulée. Les "terroristologues de plateau télévisé", généralement ignorants d'une idéologie qui suppose la connaissance de l'arabe et de la culture islamiste radicale, avaient traité en son temps Merah de "loup solitaire" pour masquer leur incompréhension du phénomène.

 

Aux États-Unis, on affectionne l'expression "stray dogs" (chiens errants) pour désigner le passage à l'acte djihadiste depuis 2010 d'une demi-douzaine de résidents ou nationaux américains, qui "mordent où ils peuvent" dans la chair de la société américaine multiculturelle.

 

Mais aucun n'avait, en s'attaquant à une grande communion civique comme le marathon de Boston, arrêtant le peuple américain dans sa course, suscité en contrepartie un traumatisme d'une telle ampleur symbolique – concrétisé par l'immobilisation de plus d'un million d'habitants consignés à domicile pour contempler à la télévision le spectacle hollywoodien de la traque d'un fugitif devenu l'ennemi intérieur par excellence.

 

Ce qui nous frappe, dans les affaires Tsarnaev et Merah, c'est l'énorme retour sur investissement terroriste, le retentissement incommensurable avec les misérables moyens mis en oeuvre – comme si les élucubrations de Souri se traduisaient dans la réalité.

 

Intégration ratée

 

Or, ce qui s'est joué à Boston comme à Toulouse dépasse la seule logique du terrorisme : l'immense résonance de ces deux affaires provient du basculement effarant de destins individuels, chez des immigrés ou enfants d'immigrés que l'ingénierie sociale occidentale, par-delà la différence des modalités américaine ou française, avait vocation à intégrer.

 

Tout au contraire, ils se sont "désintégrés" par rapport aux sociétés d'accueil, au travers du rejet systématique de leurs valeurs au nom d'une norme islamiste exacerbée, exprimant par le paroxysme de la violence leur adhésion à une cybercommunauté imaginaire de djihadistes, héros fantasmatiques de la rédemption de l'humanité face aux kouffar ("impies") occidentaux.

 

Au départ, il y a la divagation sur la planète de destins familiaux ravagés. À Boston, une famille tchétchène anciennement exilée par les persécutions staliniennes au Kirghizistan, ballotée entre la décomposition de l'Homo sovieticus et l'identité nationale ; un père et une mère éduqués qui se projettent dans le rêve américain, où ils se dégradent en mécanicien auto et esthéticienne, avant de s'en revenir dépités au bercail.

 

Un frère aîné, nommé, d'après le terrible empereur mongol, Tamerlan, qui rate une carrière de boxeur, perd ses repères, boit, court les filles, puis découvre une version rigoriste de l'islam, voile sa mère, se nourrit de sites djihadistes tant et si bien que les services russes en informent leurs collègues américains qui interrogent, puis laissent aller le suspect. Un séjour de presque six mois en 2012 dans le Caucase suscitant toutes les spéculations – y compris sur les manipulations ou les ratages du renseignement russe –, d'où il revient si radicalisé qu'il effraie les fidèles de sa mosquée de Boston.

 

Frère aîné dominateur

 

Le jeune frère, Dzhokhar (de l'arabe jawhar : joyau), carabin tout empreint des traits de l'enfance, loué pour sa douceur par ses camarades, se définit sur son profil Facebook par la triade "islam, carrière, argent". C'est le visage d'ange, la beauté du diable de ce jeune homme au nom de bijou, si parfaitement américain en apparence, et en esprit, qui suscite le plus insondable malaise.

 

Et même s'il incrimine sur son lit d'hôpital la domination de son aîné, le ressort du basculement dans le djihad va chercher plus loin que la simple adhésion aux thèses d'un Souri dont il ignore probablement tout : dans les tréfonds du malaise de la mondialisation, des traumatismes de l'immigration, qu'a su capter et mobiliser à son profit l'idéologie islamiste radicale.

 

Merah aussi avait un visage encore enfantin et un sourire charmeur ; et également un aîné dominateur, parti étudier le salafisme en Égypte, une mère et une soeur tombées sous l'emprise d'un islamisme rigoriste, une famille brisée, ballottée entre l'Algérie et la France, un père ayant refait sa vie au bled sans plus se préoccuper des siens, après avoir purgé une condamnation pour trafic de stupéfiants.

 

Mohamed retrouve en prison une identité en survalorisant un islam exalté qui l'absout des délits commis contre une société "impie" dont les lois sont ipso facto dévalorisées. Il ne parvient pas à construire une vie professionnelle, mais se gave de vidéos exaltant le martyre des croyants et l'exécution des infidèles, puis part au contact de groupes djihadistes au Moyen-Orient et en Afghanistan, et roule la police qui pense pouvoir le retourner.

 

Les croisements avec le destin de Tamerlan Tsarnaev sont frappants – même si le fils de prolétaire algérien était plus démuni que l'enfant choyé d'un couple de petits-bourgeois tchétchènes.

 

Et quel incroyable entrelacs de ces destins chaotiques avec la grande Histoire : le djihad de Mohamed Merah a lieu entre le 11 et le 22 mars 2012, cinquante ans après les accords d'Evian du 18 mars 1962, qui scellent l'indépendance d'une Algérie dont tant d'enfants iront s'installer dans le pays qu'ils combattirent pour s'en séparer. Quant à "Bijou" Tsarnaev, il vient d'être naturalisé américain, le 11 septembre 2012, onze ans après les attentats de New York et Washington, l'acte fondateur du djihad en terre d'Occident, dont il a joué une variation qui représente le plus pervers des défis pour la citoyenneté et l'intégration de nos sociétés.