Tribune
|
Publié le 2 Mai 2014

Meurtre d’Ilan Halimi : «"24 jours" conduit à une réflexion d’ordre moral»

Propos recueillis par Marie Slavicek, interview publiée sur JOL Press le 29 avril 2014

Pierre-André Taguieff, philosophe et historien des idées, explique pourquoi, loin d’être donneur de leçons, «24 jours» offre à chacun des raisons de s’interroger sur la réalité de l’antisémitisme en France. «Cette terrible vérité, dit-il, il fallait la reconnaître et lui donner le statut symbolique d’un événement digne d’être rappelé pour son exemplarité négative.»

JOL Press : Alexandre Arcady revendique un «devoir de mémoire». Partagez-vous ce point de vue ?

Pierre-André Taguieff : Pour traiter de cette affaire aux multiples dimensions, il fallait nécessairement faire un choix, au risque de mettre entre parenthèses certains de ses aspects. Le choix du cinéaste Alexandre Arcady est clair et assumé : il est celui d’un récit fondé sur le point de vue des victimes, et plus particulièrement sur celui de la mère d’Ilan Halimi, Ruth (incarnée par Zabou Breitman, ndlr), personnage bouleversant qui provoque immédiatement une empathie s’ouvrant sur des interrogations d’ordre moral.

Si le réalisateur peut invoquer à juste titre un «devoir de mémoire», c’est parce que le meurtre d’Ilan Halimi s’inscrit avant tout dans une logique antijuive, et pas seulement dans le cadre d’une affaire crapuleuse. Il faut rappeler en effet la gêne et la résistance de la police comme de la justice, et aussi d’une partie des médias, face à la dimension antijuive des violences subies par Ilan. Il a bien été torturé à mort parce qu’il était juif. Donc, en vertu d’une perception idéologique de son identité sociale et culturelle. Il n’a pas été choisi par hasard. Ni torturé par hasard. Il était vu par les membres du «gang des barbares» comme un représentant d’un groupe jalousé et haï, les juifs, fantasmé comme formant une caste internationale de gens fortunés.

On se demande encore si ce refus de voir la réalité venait de ce que le chef des «barbares» était un musulman d’origine africaine, et, qui plus est, vivant dans une cité sensible. Un jeune issu de la «diversité», habitant dans un quartier pauvre, donc une victime de la «discrimination» censée tout expliquer. Un jeune noir musulman qui tue un jeune juif ? Difficile à digérer pour des adeptes du politiquement correct, répétant en perroquets bien dressés que l’islamophobie ne cesse de «monter» tandis que l’antisémitisme ne cesserait de «baisser» (affirmation factuellement fausse).

C’était, pour ces belles âmes, «stigmatiser» une fois de plus les «jeunes des banlieues» issus de l’immigration, les accuser d’être «antisémites». Il fallait donc à tout prix que ce meurtre relève du simple fait divers, qu’il soit dénué d’une signification d’ordre idéologique, et, avant tout, étranger à des sentiments antijuifs. Or, la vérité est que la mise à mort d’Ilan ne peut se comprendre sans faire intervenir la haine et le ressentiment visant les juifs, que partageaient les membres du «gang des barbares». Cette terrible vérité, huit ans après les faits, il fallait la reconnaître et lui donner le statut symbolique d’un événement digne d’être rappelé pour son exemplarité négative. 

L’opération de déshumanisation qu’Ilan a subie avait un caractère systématique et les motivations des tortionnaires étaient sans  ambiguïté : il s’agissait  d’abaisser et d’humilier un supposé représentant des «puissants» et des «riches». Autrement dit, les bourreaux d’Ilan, et singulièrement leur chef hyper-violent Youssouf Fofana, étaient mus par une jalousie sociale fondée sur des clichés et des stéréotypes négatifs visant les juifs, associés au pouvoir et à l’argent. Enfermés dans leur vision manichéenne, inaptes à l’empathie vis-à-vis de leur victime, ces jeunes délinquants se sont montrés totalement dépourvus de sens moral. Comme s’ils vivaient dans un autre monde, un monde à eux… Lire la suite.

Pierre-André Taguieff est philosophe et historien des idées, directeur de recherche au CNRS. Dernier ouvrage paru : Dictionnaire historique et critique du racisme (sous sa direction), PUF, 2013. Livre à paraître le 15 mai 2014 : Du diable en politique. Réflexions sur l’antilepénisme ordinaire, CNRS-Editions.