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Le sociologue Michel Wieviorka, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (l’EHESS), est à la tête de la Fondation Maison des sciences de l’homme depuis 2009. À la veille d’un colloque international «Penser global» marquant les 50 ans de l’institution, et le lancement de la revue Socio, Libération l’a interrogé sur l’état des sciences sociales et sur la figure de l’intellectuel aujourd’hui.
À l’occasion des 50 ans de la fondation, vous signez un manifeste pour les sciences sociales. C’est leur grand retour ?
Nous entrons dans une nouvelle époque. Les modes d’approche classique sont affaiblis, tout a changé pour les sciences sociales. Elles étaient occidentales, voire impériales. Elles sont devenues mondiales et internationales. Des chercheurs produisent des connaissances dans nombre de pays, en dehors des pays fondateurs - France, Allemagne et Angleterre, États-Unis et Canada et, plus tardivement, l’Amérique latine.
Aujourd’hui en Chine, en Inde, à Singapour, des centres de recherche travaillent à haut niveau, sur des modes différents. Les uns s’alignent sur les sciences sociales de type américaines, ce qui n’est pas très intéressant. D’autres s’enferment sur leur culture et leur nation. On eut ainsi la mode de «l’asiatisme», ou bien l’idée qu’un chercheur chinois mène des recherches avec des paradigmes exclusivement chinois. D’autres encore articulent la participation à la raison universelle avec la mise en avant d’un passé propre. Dans notre revue Socio, un chercheur indien, Rajeev Bhargava, analyse cette question dans un texte doux amer. Il explique qu’avant la colonisation il existait en Inde une pensée politique et sociale. Elle fut abîmée par la colonisation. Puis est venue la décolonisation. Cette pensée a été retrouvée, mais la colonisation a détruit définitivement quelque chose.
Les chercheurs français sont-ils dans la course ?
Ils reviennent dans le jeu, mais ont pris du retard. La France redevient un pays qui rayonne et qui attire. Et notre fondation est l’un des lieux où s’opère cette relance. Nous avons créé le Collège d’études mondiales en juin 2011. L’idée est de penser global et de ne pas se laisser enfermer dans le «nationalisme méthodologique», pour lequel tout s’explique dans le cadre de l’État nation.
Une quinzaine de chaires sont déjà attribuées. Chacune anime une vie intellectuelle - avec de la recherche, des séminaires, des invitations de chercheurs… Parmi les titulaires, nous comptons des personnes aussi prestigieuses que Manuel Castells, sociologue des réseaux, ou Nancy Fraser, philosophe politique. Mais aussi des plus jeunes. Dans le cadre de la chaire du démographe Hervé Le Bras, j’anime avec lui un programme de comparaison des débats sur les statistiques ethniques dans quatre pays - États-Unis, Russie, Brésil et Inde -, et dans celui de la chaire de Dominique Meda, un programme sur la reconnaissance au travail. J’ajoute que notre fondation accueille chaque année près de 500 visiteurs étrangers.
D’où vient ce retard dans les sciences sociales ?
La France a en partie raté le tournant des années 80 et 90. Il y a quarante ou cinquante ans, on venait du monde entier pour faire de l’histoire, de la sociologie. Aujourd’hui, le prestige de nos chercheurs est bien moindre. Notre pays a été identifié à des grands débats - la révolution, le marxisme, le communisme, la décolonisation, le tiers-monde, la dépendance (de l’Amérique latine). Sur tous ces sujets, c’était là que ça se passait. Paris était le centre du monde, avec Jean-Paul Sartre, Raymond Aron… On était alors marxistes, structuralistes, etc. Ces grands débats intellectuels ont reflué à partir des années 90, avec la chute du mur de Berlin [en 1989, NDLR] et la mondialisation. La France, embourbée dans le passé algérien, discute encore de postcolonialisme. Mais nous sommes en retard d’une époque ! En Inde, on ne débat plus en ces termes.
La France a eu plus de peine que d’autres pays à ouvrir de nouvelles discussions et à jouer un rôle pionnier. Ainsi, les Français ont été très rétifs à voir dans la mondialisation autre chose qu’une menace. C’est même le pays d’Europe où l’on s’en inquiète le plus. Les chercheurs, eux aussi, sont entrés à reculons dans ces discussions.
La situation est donc mûre pour une relance des sciences humaines ?
Oui. Mais il reste un obstacle qui n’est pas propre à la France même s’il y est plus aigu. Les jeunes chercheurs ne participent guère à des débats généraux comme ceux de ma génération. Ils sont pourtant mieux formés théoriquement et s’inscrivent dans des réseaux internationaux. Mais chacun est dans sa niche, sa spécialité, sans entrer dans des discussions politiques historiques, sociales. Un exemple imaginaire : un chercheur spécialiste de la selle des chameaux en Palestine va connaître les spécialistes du sujet du monde entier. Tous les quatre ans, il sera présent au congrès international de la selle de chameaux. Mais il ne participera pas à des échanges sur le Proche-Orient ou sur le conflit israélo-palestinien.
Cette tendance est renforcée par les exigences de professionnalisation, par les classements et autres rankings internationaux. Pour sa carrière, un jeune chercheur doit publier dans des revues scientifiques et respecter des règles très précises. S’il dit des choses générales, il peut être taxé d’idéologue, voire d’intellectuel dans le mauvais sens du terme. Il est poussé à être pointu dans son domaine et non à monter en généralité.
En France, le problème serait plus aigu ?
Oui, car le système universitaire fonctionne de manière disciplinaire. Si l’on fait un parcours de sociologie, on passe devant des commissions de spécialistes de la discipline. Mais si l’on travaille au carrefour de l’économie, de l’histoire et de la sociologie, aucune commission n’existe vraiment et c’est décourageant. Le système est un frein à la pluridisciplinarité et, de là, à l’ouverture d’esprit. De plus, après les grands débats des années 60-70, certains disent : «Je ne veux plus me salir les doigts, fini l’idéologie.»
Vous parlez de sciences sociales ou de sciences humaines et sociales ? Quelles disciplines incluez-vous ?
La bonne expression est, d’après moi, sciences humaines et sociales. Elle montre que l’on s’intéresse à l’homme et pas simplement à la société. Sciences sociales est surtout un raccourci. La tradition de notre fondation, inaugurée par Fernand Braudel, mettait l’histoire au cœur des sciences sociales - l’histoire était la reine de beauté, les autres disciplines, les demoiselles d’honneur. Il y a un débat intéressant sur le sujet, car dans de nombreux pays, l’histoire est complètement à part. Je la range sans hésiter parmi les sciences sociales, aux côtés de la sociologie ou de l’anthropologie. Nous avons beaucoup à voir aussi avec l’économie, la démographie, la philosophie politique. Mais plutôt que de disciplines je préfère parler de problèmes, car c’est ce que nous étudions.
La figure de l’intellectuel retrouverait donc sa place ?
De nouvelles figures ont émergé. Dans les années 50-60, la grande figure de l’intellectuel était Jean-Paul Sartre, «quelqu’un qui parle de ce qui ne le regarde pas», qui intervient dans des domaines où il n’est pas spécialement compétent. L’intellectuel public a survécu, tel Bernard-Henri Lévy. Mais l’image est sérieusement écornée. L’intellectuel hypercritique, qui adopte une posture essentiellement de dénonciations et de soupçons, a aussi survécu. Le dernier «grand» fut Pierre Bourdieu.
Une figure s’est développée : celle de l’expert ou du consultant, qui ne produit pas nécessairement de connaissances, mais maîtrise un savoir qu’il met au service d’un pouvoir, d’un contre-pouvoir, d’un journal. Par exemple, pour éclairer ses lecteurs sur les attentats de Boston,Libération interviewera un expert en terrorisme.
Une autre figure a émergé : celle du chercheur en sciences sociales. Il occupe une place considérable. Il ne passe pas son temps dans les médias. Il intervient ponctuellement parce qu’il a publié un livre important, organisé un colloque intéressant, voire lui aussi en tant qu’expert. Mais il est très différent de l’intellectuel sartrien qui subsiste encore aujourd’hui - outre BHL, on pourrait citer André Glucksmann ou Pascal Bruckner. Cette figure du chercheur en sciences sociales peut se situer à un carrefour, à la fois engagé, compétent dans son domaine et mû par des orientations théoriques.
Et que pensez-vous de la figure du chien de garde ?
La dénonciation du chien de garde relève de cette posture hypercritique que j’ai évoquée. Des intellectuels vendus à une cause, cela existe. De même que des scientifiques parlant objectivement de la qualité d’un médicament, alors qu’ils sont payés par les labos qui les produisent. L’intellectuel qui se respecte produit ses idées sans être subordonné à un pouvoir. Tout réduire à l’idée de l’opposition chiens de garde et anti-chiens de garde relève du manichéisme. Les choses ne sont pas si simples.
L’intellectuel compte-t-il encore aujourd’hui ?
La vie des idées compte. Elle se renouvellera notamment grâce aux sciences sociales - pas seulement bien sûr. C’est la grande novation entamée lors de l’époque précédente, avec des penseurs comme Jacques Derrida, Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Edgar Morin, Alain Touraine, Claude Lefort. Le tournant, pris à l’époque, s’accentue aujourd’hui. Les chercheurs en sciences sociales qui se comportent en intellectuels - tous ne le font pas - jouent un rôle extrêmement précieux pour éclairer le débat public. Prenons les questions du foulard, de la burqa ou de l’islam. Plus elles se nourrissent de travaux de chercheurs - comme Olivier Roy, Nilüfer Göle, Farhad Khosrokhavar, ou Gilles Kepel -, plus la discussion est riche.
L’intellectuel peut-il encore avoir de l’autorité dans un monde où, avec Internet, chacun a accès à une somme d’informations ?
Les nouvelles technologies sont une chance formidable pour les chercheurs en sciences sociales. Parfois, c’est même leur outil de travail privilégié. Comme pour Dana Diminescu, qui dirige chez nous le programme «Immigration et nouvelles technologies», et qui étudie l’usage d’Internet par les immigrés. Et encore les chercheurs n’ont-ils pas encore perçu tout l’apport de ces technologies. J’ai fait passer récemment une thèse intéressante sur le school shooting aux États-Unis. La chercheuse a trouvé son corpus sur YouTube - où les gens s’expriment sur le sujet, où les auteurs des carnages postent des messages. Le numérique lui a apporté des données dont elle n’aurait jamais disposé avant. Mais elle aurait pu aller plus loin encore et monter un dispositif de recherche active sur YouTube.
Le chercheur ne serait-il pas dépassé par tous ces réseaux ?
Aujourd’hui, chacun peut de chez soi, avec son ordinateur, s’informer sur telle maladie, tel traitement, accéder à la connaissance médicale et même acheter les médicaments. Cela remplace-t-il l’hôpital, la médecine, la pharmacie pour autant ? Non. C’est la même chose pour le chercheur. Il a des connaissances, une méthode rigoureuse, et procède à une démonstration que des démarches sauvages n’autorisent pas.
Il a en outre la possibilité de mettre en discussion son travail sur Internet. Certains le font de manière fermée. Ils écrivent leur projet d’article et l’envoient à une quinzaine de collègues inscrits sur telle liste. Mais ils peuvent le faire circuler de manière plus ouverte, recevoir des éléments du grand public, puis faire le tri. Un collègue historien a trouvé ainsi un manuscrit inestimable pour ses recherches. Le chercheur ne doit pas se sentir menacé par le fait que chacun a accès à Internet.
Mais cela induit une autre manière de travailler ?
Le numérique modifie notre façon de réfléchir, notamment avec les big datas, ces énormes banques de données dans quantité de domaines, qui permettent de mieux cerner des caractéristiques individuelles. Par exemple, avec votre patrimoine génétique, vous êtes plus susceptible de mourir jeune, d’avoir tel type de maladies… Les modes d’approche changent et les sciences humaines et sociales se transforment.
Vous fêtez les 50 ans de la Fondation Maison des sciences de l’homme. Comment faites-vous le lien avec la recherche d’alors ?
Cette fondation, créée par Braudel et quelques visionnaires, est basée sur des principes généraux qui restent d’actualité. Par exemple, la défense de la pluridisciplinarité. C’est devenu une tarte à la crème. Ou l’idée de considérer le monde pour mieux comprendre notre société. Je propose aujourd’hui de penser global.
Quels sont les grands moments de la fondation ?
Son premier point fort a été son ouverture au monde, y compris là où il était presque fermé. La grande affaire a été les relations avec le bloc soviétique, pendant la guerre froide et le dégel. La fondation a joué un rôle unique au monde pour maintenir des liens, accueillir des chercheurs de l’autre Europe et permettre à des Français de se rendre sur place. Elle a aussi été très ouverte à l’Amérique latine au moment des dictatures.
Il faut rendre hommage ici au talent de l’administrateur Clemens Heller qui refusait que la politique détruise les relations scientifiques. Il suffisait de se promener dans les couloirs de la maison et l’on croisait le Polonais Bronislaw Geremek, ou le Hongrois Janos Kis. Ils venaient pour un colloque ou pour de longs séjours. Mais il n’y avait pas que des dissidents. On rencontrait aussi quelques apparatchiks, eux-mêmes d’ailleurs pas nécessairement obtus, au contraire. Une certaine ambivalence a été possible dans les rapports avec ces régimes. Même totalitaires, ils n’étaient pas dépourvus de failles.
On était alors très loin du numérique…
Pas tant que cela. La fondation a eu un rôle pionnier dans l’informatique appliquée aux SHS… On y a installé très tôt des ordinateurs et l’on y faisait des maths appliquées aux sciences sociales. Aujourd’hui, nous préparons un pôle numérique et un vaste programme de digital humanities - les humanités numériques, ou l’idée de mettre le numérique au service des humanités. Pour prendre un exemple sommaire, en quelques clics on peut connaître l’occurrence du mot «Dieu» dans l’œuvre de Proust. Nous avons accès désormais à des corpus immenses. Tous les textes connus en grec ancien sont disponibles en numérique. Et tant d’autres.
Vous avez voulu un anniversaire très international ?
Oui. Trois ex-chefs d’État d’Amérique latine - Lagos, Cardoso, Fernandez - participent à notre colloque. Le discours d’ouverture est prononcé par un prix Nobel taïwanais de chimie. Le manifeste ouvrant la revue Socio est cosigné par Craig Calhoun, patron de la London School of Economics, et moi. Preuve que les temps ont changé, Calhoun était très proche de Bourdieu et moi je suis un élève d’Alain Touraine.
Alors que la proposition de la ministre d’autoriser des cours en anglais à la fac fait débat, vous attachez-vous à défendre le français ?
Nous ne sommes pas là pour faire apprendre le français à nos visiteurs étrangers. Ils repartiront sans tous le parler, mais ils auront tissé des réseaux et des amitiés en France. Notre Collège d’études mondiales a deux langues - français et anglais. Chaque titulaire de chaire fait ce qu’il veut. L’Allemand Ulrich Beck a choisi l’anglais, Nancy Fraser a tenu à faire sa conférence inaugurale en français.
Vous êtes pour ou contre l’anglais à la fac ?
Ce doit être une possibilité, mais pas une règle. Si, par exemple, en droit des affaires, on fait venir un prof parlant anglais en première année, où c’est une matière obligatoire, cela devient problématique. Il faudrait surtout renforcer l’apprentissage de l’anglais à l’école. Nos jeunes devraient le parler aussi bien que le font les Hollandais ou les Scandinaves.
Avec votre vision globale, ne vous sentez-vous pas loin des Français, angoissés par des problèmes concrets ? L’écart n’est-il pas trop grand ?
Si le chercheur devient un électron libre qui tourne autour de la planète, oui. Mais s’il est capable d’articuler son ancrage, ses connaissances et sa réflexion, tout va bien. Je viens de sortir par exemple, en open access,un livre sur le Front national, une monographie soulignant le poids des oubliés et des invisibles. En même temps, j’ai rédigé un article sur le penser global. On ne peut s’en tenir à une large vision mondiale. Il faut la relier à des connaissances précises.
La relève est bien là ?
Nous sommes dans une période de crise. Il y a des problèmes d’emploi. Mais beaucoup de jeunes ont des idées et ils piaffent d’impatience.