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Je n’ai que 24 ans. Mais j’ai déjà passé l’essentiel de ma vie à me cacher. A cacher mon secret, celui de ma famille, de mes semblables. Je suis Algérien. Avec mes concitoyens, je partage le ciel, la mer, la terre, les joies et les tristesses. Mais pas la religion. Aujourd’hui, après des études de droit, je pars à l’étranger pour intégrer une école hébraïque afin d’approfondir mes connaissances et me spécialiser dans l’étude du culte nord-africain et du judaïsme algérien en particulier. Je voudrais devenir le futur rabbin d’Algérie pour qu’enfin, un jour, nous puissions célébrer la foi en Hachem sur cette terre, en liberté, dans la sérénité et dans le partage, en respectant les lois de la République et du vivre-ensemble. Je m’appelle Naïm et je suis juif toshavim. Je suis né un certain été 1988 à Alger. Il faisait beau. Rien n’indiquait que l’automne allait prendre un dramatique tournant dans la vie tourmentée de mon pays. Malgré cela, ma famille a toujours refusé de quitter l’Algérie et est restée liée à son histoire depuis des siècles. En 1962, alors que de nombreux Juifs partaient dans la précipitation, emportés par les bruits qui couraient selon lesquels les Juifs seraient tous «massacrés», mon grand-père décida de rester. «Ici, c’est notre terre.
Elle a vu naître tes parents et tes aïeuls et nous n’avons nulle part où aller», répétait-il à chaque discussion. Mes parents étaient bien tentés de faire leur alya en Israël, mais mon grand-père les en a dissuadés. «En 1963, Israël avait interdit aux Algériens de faire l’alya comme les autres Juifs du monde.
Le procès intenté au judaïsme algérien et aux Juifs d’Algérie en 1963 à Jérusalem était une honte et un mépris envers nous. Sous prétexte que nous n’avons pas fait l’alya en masse et que nous étions particuliers. Mais nous sommes fiers d’être ce que nous sommes. Il ne faut rien espérer des autres. Faisons confiance à nos frères algériens. Promets-moi de rester ici coûte que coûte, mon fils», disait-il à mon père.
Engagement
Mon grand-père, à l’époque commerçant à Znikat Laârayass dans La Basse Casbah, aidait ses frères moudjahidine. Son frère s’était même engagé dans l’Armée de libération nationale. C’est un chahid.
Aujourd’hui encore, les vieux et les vieilles de La Casbah se souviennent de l’engagement de ma famille dans la Révolution. La France nous a causé du tort, car elle nous a assimilés puis francisés par ce sordide décret Crémieux*. «La France interdisait à nos frères juifs d’être enterrés sur son sol. Avec ce décret, elle voulait nous séparer de nos frères musulmans et nous mettre dans l’embarras», expliquait doctement mon grand-père. Il portait l’Algérie dans son cœur et ne voyait pas d’autres cieux que celui d’Alger. Il était fier d’être Algérien et n’acceptait aucune autre appellation, refusant les étiquettes «Juifs d’Algérie», «Juifs d’origine algérienne» ou encore «communauté israélite ou juive d’Algérie».
Il aimait lamhadjab, zlabia et makrout. El Hadj El Anka égayait ses jours et ses soirées. Le chaâbi était sa musique favorite et Edmond Yafil, un de ses grands amis. Mon père, lui, était un homme discret qui avait tout le temps peur. C’était un fonctionnaire ambitieux qui, malheureusement, fut écarté des hautes fonctions de l’Etat à cause de son appartenance juive, découverte après de longues enquêtes d’éligibilité faites par les services de sécurité. Il ne nous a rien appris de la halakha. Je me souviendrai toujours de cette anecdote. J’avais 6 ans et un jour que je l’accompagnais à la pêcherie, nous sommes passés devant la grande mosquée de Sahat Echouhada. Des barbus étaient en train de manifester devant la grande mosquée. Jecontemplais cette magnifique mosquée blanche, ses ornements, quand soudain, j’aperçus des étoiles à six branches : «Regarde cette étoile, elle est bizarre, elle a six branches !, elle ressemble à celle accrochée au mur de ta chambre !» «Un jour, tu comprendras, mon fils !», me lança mon père, le regard fuyant, après un long moment de silence.
Pas comme les autres
Je me souviens de l’école, des premières leçons d’alphabet arabe. Puis des cours d’éducation islamique. Nous commencions à réciter Echahada et la Fatiha. Quelque chose d’inhabituel à mes oreilles. La tonalité était la même, mais les mots étaient différents de ceux que ma mère utilisait pour prier le soir ou le jour de shabbat. Le soir, à table, ma mère me sentit perturbé. Elle me posa des questions, mais je ne pus rien lui dire.
J’attendais le moment où je la verrai s’asseoir et prier devant une bougie. C’est à ce moment-là que je compris que ma mère ne récitait pas le Coran et parlait bien une autre langue que l’arabe. Elle faisait son dafayoumi. Devant mon silence obstiné, me croyant hanté par un esprit, elle décida de me soigner avec la parole de Dieu. Elle récita des dafa et jeta de l’eau partout jusqu’à ce que je craque et que je lui raconte : «A l’école, nous avons appris le Coran et comment faire la prière. Mais je t’ai observée et tu ne faisais pas ce qu’on nous dit de faire à l’école !» Elle resta stupéfaite puis éclata en sanglots : «Nous ne sommes pas comme les autres ! Nous sommes juifs, mon fils ! Que Dieu te protège !»
La mise en garde
De la petite fenêtre de ma chambre, je contemplais le ciel. Chema Béni Israël, Aonai Elohenou, Adonai e’had (peuple d’Israël : Adonai est notre seul dieu, Adonai est un). C’est notre echahada, à nous, les Juifs. Je me suis mis à prier Dieu aux côtés de ma mère. La foi est devenue la priorité de mon existence. Ma mère avait pris le soin de me mettre en garde : je ne devais jamais révéler mon appartenance religieuse. Surtout en cette période. Le 23 janvier 1994, mon oncle maternel nous rendit visite pour nous annoncer le meurtre de Raymond Louzoum. Un opticien juif d’origine tunisienne de l’actuelle rue Didouche Mourad, lâchement assassiné en face de la librairie des Beaux-arts. Mon père rentra précipitamment de son travail. Il passa la soirée à discuter avec ma mère. Je l’entendais crier : «Non ! Je reste ici ! Je n’irai nulle part ailleurs !» Mon oncle revint quelques jours plus tard et m’emmena à la synagogue. Enfin, disons plutôt un local aménagé en lieu de prière.
Pendant les années 1990, les Juifs d’Algérie étaient obligés de se faire encore plus discrets. C’était risqué en cette période sanglante de l’Algérie. Nous avions l’habitude de prier dans une petite mosquée où l’imam nous avait permis de le faire pour shabbat. J’appris quelques années plus tard que les autorités étaient au courant et qu’elles surveillaient les lieux pour notre sécurité. Nous n’étions pas nombreux et étions dépourvus des accessoires nécessaires à notre office. Mon oncle m’initiait et m’enseignait la tradition juive selon le rite des grands rabbins algériens.
Protection
Le 22 janvier 2005, l’avocat Joseph Belaïche fut assassiné. Alger devint morose. Les nouvelles d’assassinats d’intellectuels, de journalistes et d’artistes nous parvenaient chaque jour. Mon oncle reçut la visite de terroristes à son domicile, à Saint-Eugène, qui lui demandèrent de payer la fidya. «Et nous te laisserons tranquille», ne cessaient-ils de lui dire. A force de pression, malgré la résistance de ma mère, nous avons fini par quitter Alger pour Oran. Des gens que je ne connaissais pas étaient venus à la maison pour discuter avec mon père. Mon oncle me révéla quelques années plus tard qu’il s’agissait des autorités sécuritaires. Elles nous avaient conseillé de quitter Alger et de dire aux voisins que nous partions pour l’étranger. D’après mon oncle, les autorités ne voulaient justement pas de ce scénario.
«Ils ne veulent pas voir les Juifs quitter massivement leur pays. Ils se soucient de notre situation et font tout pour nous protéger», me confiait-il. Cet été-là, nous nous sommes donc installés dans un nouvel appartement en plein centre d’Oran. Je découvris alors combien nous formions une grande communauté ! Le reste de ma famille nous avait suivis. Les consignes restaient les mêmes : nous ne devions rien dévoiler. Après un détachement, mon père fut embauché dans l’administration locale. Ma mère, quant à elle, ne sortait plus, sauf pour rendre visite à la famille et aux amis. Nous avons passé beaucoup de temps à Beni Saf, où mon oncle possédait une maison en bord de mer. Chez lui, on faisait shabbat et j’assistai à ma première hayloula. Un moment magique et plein d’émotion. Ma mère me disait : «Ce sont nos traditions, nous devons les vivre pleinement et tu dois les perpétuer à la gloire de Dieu.» A la maison, nous parlions l’arabe et le français à force de fréquenter la «communauté» où mon oncle était un des animateurs. Oran était un havre de paix.
J’apprenais l’hébreu dans une école clandestine, puis le judéo-arabe, si bizarre et si poétique, puis la Torah. Je vivais alors pleinement ma judaïté. Mais entre mes parents, les tensions étaient de plus en plus visibles. Le doute prit le dessus. Ils se séparèrent et mon père se convertit à l’islam. A la rentrée, je repris le chemin de l’école avec le sentiment d’avoir été abandonné par mon père. Il m’avait caché que j’étais juif.
Conversion
Je peux comprendre, mais il a trahi la halakha. A l’école, il m’était difficile de faire face à tant de haine, de mépris et à la négation de tout ce qui est juif. J’appris le Coran malgré moi, même si je respecte cette religion et son enseignement divin, ses valeurs de tolérance et de cohabitation entre les peuples. Mais l’école algérienne forme des xénophobes, des antisémites. Combien de fois ai-je entendu : «Les Juifs sont honnis par Dieu.» Ils sont «mauvais», «mécréants», «hypocrites», «sales». «C’est une épreuve parmi d’autres, un sacrifice mon fils», me disait ma mère, qui a toujours été d’un grand soutien. Elle respectait beaucoup ses concitoyens et vivait pleinement son algérianité. Un jour, j’ai osé avouer à un camarade de classe ma religion, mais il ne m’a pas pris au sérieux. Pour lui, il était inconcevable que je sois juif. Grâce à ma foi en Hachem, j’ai pu passer bien des épreuves, car je continuais, le soir, à fréquenter l’école hébraïque. En réalité, à l’image de la synagogue, cette école avait été ouverte «clandestinement» par le descendant d’une famille de rabbins d’Algérie. On entrait dans ce garage aménagé par une porte discrète située dans une impasse. Un membre de notre communauté faisait le guet et surveillait les lieux. Nos réunions ressemblaient aux réunions secrètes de certaines confréries !
«Nous devons nous protéger. Nous n’agissons pas en secret, mais la situation du pays ne nous permet pas de nous exposer.
Il y a trop de dangers. Restez toujours éveillés et discrets», répétait sans cesse notre prof. En 1999, lorsque le président Bouteflika a été élu, un clin d’œil dans son discours a redonné espoir aux Juifs d’Algérie.
Réunions secrètes
Tante Sarah, Enrico, des hommes d’affaires… allaient enfin pouvoir revenir. Je me souviens avoir vu ma mère pleurer et avoir prié pour que Bouteflika soit béni. Et puis le rêve tourna au cauchemar. Après une campagne haineuse dirigée à notre encontre, Bouteflika fit marche arrière sous les pressions. Nous avons continué à garder le silence, à prier en cachette et à accepter des compromis parfois contraires à notre religion. Comme ce jour où j’ai assisté aux funérailles d’un «vieux» de notre communauté. Discrétion oblige, la dépouille fut amenée la nuit, au cimetière de Tlemcen, dans une ambulance accompagnée d’un fourgon de police, contraire à la tradition juive. Cet homme, qui a longtemps soutenu la lutte de Libération nationale, méritait mieux que cela. Cette scène restera gravée à jamais dans ma mémoire. Quand internet est arrivé à la maison, toutes mes premières recherches concernaient l’histoire des Juifs d’Afrique du Nord. Je découvris la spécificité du judaïsme algérien, ses pratiques, ses particularités. Je me suis abonné aux cours de paracha, à l’enseignement de la torah. Le site zlabia.com (site officiel de la communauté juive algérienne en Algérie et à l’étranger) me compte parmi les éléments les plus actifs. Je me suis fait plein d’amis juifs en Algérie et à l’étranger, à qui, aujourd’hui toujours, je dis combien je crois en mon pays, pour lequel je nourris beaucoup d’espoir et d’ambition. Je prie Hachem matin et soir pour que l’Algérie reconnaisse enfin ses enfants, sa pluralité. Pour qu’elle respecte, comme elle l’a toujours fait, ses minorités, sans distinction. L’Algérie appartient à tous les Algériens. Amen.
*En 1870, le décret Crémieux accorde d’office la citoyenneté française à 35 000 Juifs d’Algérie. Dans la foulée, les colons originaires d’Europe sont aussi francisés. Les musulmans d’Algérie sont maintenus dans leur statut d’indigène.