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On souligne ainsi le fait que les positions turques ne constitueraient pas une négation de la réalité du génocide, mais plutôt l'expression d'une opinion, d'une explication des faits. Cet argument repose en particulier sur la demande répétée de la Turquie de constituer une commission d'historiens, chargée de clarifier les événements.
Pourtant, indépendamment du fait que l'absence alléguée de clarté historique constitue par elle-même un élément central de la pensée révisionniste, car les historiens ont depuis longtemps apporté la preuve du génocide, le point de vue juridique va au-delà de la question de la factualité historique du génocide. Considérant la question de la légitimité de la décision française concernant le critère de la liberté d'expression, il s'agit de vérifier s'il existe aussi une protection de l'opinion là où l'on se réfère à la liberté d'opinion. Le problème principal réside dans le fait qu'il n'existe précisément pas une telle protection de l'opinion. Car d'une part, la négation du fait que la déportation et l'extermination des Arméniens de 1915 à 1916 constituaient une politique délibérée du régime Jeune-Turc correspond à un objectif politique de la République turque lourd de conséquences, notamment juridiques, car la persistance sur la facticité historique du génocide peut causer des poursuites pénales. D'autre part, pour les Etats européens surgit la nécessité d'agir car la République turque a réussi, au cours des cent dernières années, à faire considérer toute déclaration issue d'un Etat européen comme une insulte à la Turquie et une ingérence dans ses affaires internes.
La décision française de pénaliser la négation du génocide des Arméniens ne sert pas à constater un fait historique, mais protège le savoir historique sur l'évidence du génocide. Il ne porte pas un jugement sur l'histoire, mais protège une réalité historique. Une telle manière de penser n'est pas étrangère au droit allemand, si l'on considère par exemple les bases juridiques de la pénalisation de la négation de la Shoah en Allemagne (paragraphe 130 alinéa 3 du Code pénal).
Ainsi, la Cour constitutionnelle allemande s'est en particulier intéressée à la question de la violation du droit fondamental de la liberté d'expression. La Cour distingue entre les opinions et les affirmations factuelles, en considérant que ces dernières ne peuvent être protégées que si elles permettent la formation d'une opinion. Selon la Cour, une démocratie n'a en principe aucun intérêt à protéger des affirmations factuelles erronées, car celles-ci ne contribuent pas à la formation d'une opinion au sein de la société. La Cour constitutionnelle a donc considéré dans son arrêt du 13 avril 1994 que la pénalisation de la négation de l'Holocauste ne portait pas atteinte à la liberté d'expression, car une affirmation autant éloignée de la vérité ne constitue pas une opinion au sens de la Constitution.
Pourtant, même si cette question est abordée de manière différente que ne le fait la Cour constitutionnelle allemande, la question concernant la justification constitutionnelle d'une atteinte à la liberté d'expression demeure. Il faut peser le pour et le contre, c'est-à-dire d'un côté l'atteinte alléguée à un droit fondamental et de l'autre la violation, voire même la négation, des droits de la personne des victimes. Ici encore, il peut être utile de prendre en considération la législation allemande sur la pénalisation de la Shoah. Le point central de la législation est la protection des victimes contre la diffamation et l'insulte à la mémoire des personnes décédées et à leurs descendants (paragraphe 189 du Code pénal).
Il faut donc réfléchir sur la manière de se défendre contre une telle utilisation des libertés fondamentales qui nie ou met en danger les valeurs fondamentales européennes. La négation des crimes les plus graves, comme les crimes contre l'humanité, pénalisés par le droit international, ainsi que l'insulte des victimes, en font indéniablement parti. Ceci correspond à l'article 1, alinéa 1c de la Décision-cadre 2008/913/JAI du Conseil du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal, lequel incite à la pénalisation de "l'apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide".
La décision de pénaliser le négationnisme ne constitue pas un précepte limitant les historiens et sanctionnant la recherche. L'argument selon lequel une telle loi porterait atteinte à la liberté de la recherche est inexact. Une libre recherche sur les crimes de génocide et le travail sur les structures d'exécution n'est possible que lorsqu'une reconnaissance et une libération de la question du "oui" et du "non" a eu lieu et là ou une négation ne représente plus d'obstacle pour pouvoir se concentrer entièrement sur la recherche. Ainsi, la recherche détaillée sur la Shoah n'a été rendue possible que parce que la réalité de cet événement en tant que crime contre l'humanité et génocide n'a jamais été mise en doute. La négation d'un génocide, en particulier lorsqu'elle émane d'un Etat pour des raisons politico-stratégiques et lorsqu'elle est imposée à l'étranger, empêche la recherche et conduit l'argumentation à des simplifications, en partie à cause d'une méconnaissance des faits. Cela se montre clairement dans le cas du massacre des Arméniens, nié depuis plus de 95 ans par les auteurs du crime et les générations suivantes.
Une loi comme celle qui a été adoptée en France ouvre ainsi un espace juridique pour protéger le savoir historique sur le crime du génocide, pour permettre une recherche approfondie de ce crime, et pour éviter la continuation d'une telle politique. Car, au-delà de la remise en question de l'Histoire, la négation d'un génocide signifie ne pas vouloir faire abstention de la force comme moyen politique dans le présent et le futur. La négation turque ne constitue pas simplement le déni des pages sombres de l'Histoire. Il s'agit d'une stratégie politique formant depuis presque cent ans la base d'une politique : elle est un élément intégral du processus formateur d'une identité nationale turque.
Dans ce contexte, le refoulement du travail de mémoire sur son propre passé rend tout particulièrement possible une politique répressive à l'égard des minorités et une violation des droits de l'homme en Turquie. Mais ce n'est pas seulement en Turquie que le négationnisme forme la base d'une politique – elle est également un élément fondateur de la conscience historique et de l'orientation politique de nombreux citoyens français et européens d'origine turque, dont les positions politiques portent atteinte aux droits de la personne des descendants des survivants, qui ont trouvé refuge en France. Les députés et les sénateurs avaient conscience, comme le montrent les débats préalables, que la négation des crimes de génocide ne peut pas être considéré comme simple expression d'opinion, mais que de telles négations, accompagnées de fausses affirmations, sont de nature politico-stratégique et ouvrent, voire perpétuent des options d'action politiques. Les députés savaient qu'ils allaient donner une réponse politique à une stratégie politique de négationnisme.
De façon conséquente, ils ont dépassé la loi spécifique existant depuis quelques années sur la pénalisation de la négation de la Shoah, pour voter une loi générale, dans laquelle la négation de crimes contre l'humanité au-delà des cas particuliers soit punissable. A l'égard des discussions concernant la décision française, il est important de rappeler que, sans une position claire contre la négation active de graves crimes contre l'humanité, il existe un risque de porter préjudice aux valeurs fondamentales européennes. La lutte contre le négationnisme est donc aujourd'hui une tâche scientifiquement et humainement importante, et elle constitue en outre un aspect central dans la réflexion sur le développement de stratégies préventives. Car le génocide est un crime qui n'est pas principalement effectué pour créer une réalité pour la génération des auteurs, qu'autant plus pour les générations suivantes et leur futur.
C'est la raison pour laquelle il faut intégrer les sociétés héritières des responsables aussi bien dans le travail sur la mémoire que dans la responsabilité sociale et politique. Le célèbre philosophe de droit allemand Bernhard Schlink a mis en lumière, du point de vue de l'histoire du droit, que quiconque appartenant à une communauté solidaire avec les auteurs qui maintient cette affiliation après le crime se rend coupable, et par la négation de l'acte il essaie de se libérer de sa culpabilité. En ce sens, la décision française doit être considérée comme indicatrice.