Tribune
|
Publié le 18 Février 2014

Noire et juive: la liberté de l'espèce

Tribune de Rachel Khan, Comédienne, publiée dans le Huffington Post le 18 février 2014

 

J'ai tourné 7 fois ma langue dans ma bouche. J'ai récité l'alphabet à l'envers comme à l'endroit, j'ai mangé du chocolat pendant les fêtes, beaucoup, beaucoup trop. Mais ça n'est pas passé. J'ai regardé la télé, écouté la radio, regardé les tweets de tous les côtés sans jamais rien dire, coincée au milieu de cette pagaille, cette guerre culturelle, sociale et économique, mais aussi cette guerre d'égos assoiffés d'apparition dans les médias. Bref, une bombe transversale, une sorte de développement durable inversé. Mais ça n'est toujours pas passé.

Pourtant, j'avais souhaité un début d'année serein, passée la crise de foie évidemment, j'avais souhaité une année remplie d'ouverture, d'amour, de bonheur et de fous rires. On est le 18 janvier et je n'ai plus le cœur à rire: j'ai peur.

 

Je me suis tue, jusqu'au moment où me taire est devenu insoutenable. Comme quoi le mariage pour tous passé, de nouveaux "coming out" sont encore possibles et toujours aussi durs à exprimer. Je me lance: je suis... je suis une femme, je suis juive et noire. C'est ainsi. J'ai peur et j'ai honte.

 

Ma mère, née en 1940, d'origine juive polonaise a été cachée en France pendant la guerre. De son côté, toute la famille a été déportée. Mon père, né en Afrique, entre la Gambie et le Sénégal, deux pays musulmans, est arrivé en France juste après la colonisation (la vraie). C'est là qu'ils se sont rencontrés, aimés et qu'ils s'aiment encore.

 

Dans les diners en ville, on se rassure, on me rassure en me disant: "Oh! Mais quelle chance tu as, c'est super, c'est joli ce mélange!!"

 

Alors, moi bêtement, j'y crois à ma chance, sauf que de jour en jour, d'heure en heure... ce que je vis ne correspond pas du tout à l'expression "avoir le cul bordé de nouilles". Mais alors pas du tout !! Plus les quenelles se multiplient, plus les nouilles disparaissent. Ça doit être plus nourrissant la haine.

 

Aujourd'hui, déchiquetée, écartelée, tiraillée, la France se divise et on me demande de rentrer dans une case, de faire un choix entre mon père et ma mère, entre noire et juive. On me demande de ne pas être qui je suis, de ne pas vivre qui je dois être: une afroyiddish, une Française.

 

Je suis le fruit de l'histoire de France, le fruit entre un peuple que l'on a voulu éradiquer et l'autre que l'on a voulu soumis à jamais. Et si mes parents s'aiment toujours, c'est aussi parce que c'est cette force de vivre qui les soude contre l'intolérance profonde, l'ignorance nauséabonde. En tant qu'ancienne athlète, j'ai vu et revu la victoire de Jesse Owens aux JO de Berlin, sous les yeux d'un Hitler qui quenellait bassement. Le noir, cette sous-race, gagnait majestueusement sur les aryens. Je vais la re-regarder encore cette course, ça me fait du bien. Cette victoire commune que portaient les noirs et les juifs sur la ligne d'arrivée. Si seulement Owens pouvait prêter sa boussole à Dieudonné...

 

Dieudonné n'est pas le représentant des noirs de France, il n'est pas non plus le chef de la jeunesse française. En revanche il est le stigmate et la conséquence de nos lacunes en termes d'égalité effective. Nous n'avons que trop peu d'artistes noirs médiatisés, je dis noir, je veux dire dans lesquelles notre jeunesse et nous-mêmes nous reconnaissons vraiment. Nous avons un manque profond d'artistes miroirs de notre société. En effet, si nous en avions notre Denzel Washington, notre Woopy Glodberg, notre Samy Davis, notre Morgane Frieman, d'une part ils auraient réagi, d'autre part Dieudonné n'aurait pas été l'icône ultime contre un système où règne l'injustice.

 

Je vis cette discrimination lancinante aux côtés des jeunes artistes issus de quartiers populaires à qui on n’offre aucun espace parce que trop basanés. Je vis ce RER et cette place qui reste vide à mes côtés sauf lorsque le wagon devient blindé.

 

Alors me voilà bêtement à poser ce texte où je raconte ma vie parce qu'il arrive un moment où me taire devient comme une traitrise. J'ai mal. J'ai mal parce que Dieudonné me blesse dans ma chair, dans mon sang. On ne porte pas une mémoire en incitant à la haine contre une autre minorité… Lire la suite.