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Une Hilloula à Tétouan : sur le tombeau de Rabbi Itshak Ben Gualid
S’il ne reste plus au Maroc que 3000 citoyens de confession israélite sur les 300 000 que comptait le Royaume au milieu du siècle dernier, plus de 4000 Juifs d’origine marocaine viennent tous les ans des quatre coins du monde pèleriner sur les tombeaux de leurs 656 saints (dits tsadikim, ou Justes) enterrés à travers le pays. A Tétouan, repose depuis 1870 Rabbi Itshak Ben Gualid, un tsadik réputé auprès des Juifs comme des Musulmans pour sa sagesse, son érudition et ses miracles. A la mi-février 2013 et pour la 7ème année consécutive, ils étaient ainsi plus de 300 juifs marocains d’ascendance sépharade à assister à la Hilloula de Baba Señor, ravivant des rites culturels et cultuels témoins d’une connivence deux fois millénaire en terre chérifienne. Reportage.
Louanges au saint homme !
Dimanche 17 février 2013, quartier du Mellah, Tétouan. Les murs centenaires de la petite synagogue d’Itshak Ben Gualid résonnent de chants liturgiques en judéo-espagnol, auxquels viennent se mêler fébrilement des prières en hébreu et des bribes de conversation en darija. Le regard extatique et la gorge nouée par l’émotion, les hommes portent tour à tour le Sefer Torah (rouleau de Torah, le livre le plus saint du judaïsme) en récitant des louanges à la gloire de leur vénérable aïeul, tandis que les femmes font retentir leurs youyous joyeux jusqu’au bout de la rue éponyme. Ils sont venus, ils sont tous là. Ses disciples, ses fidèles et ses descendants, de 7 à 77 ans. De Madrid à Jérusalem, de Sebta à Casablanca, en passant par Montréal, et Mexico, près de 300 Juifs marocains d’ascendance espagnole se sont réunis dans la ville de Tétouan pour la Hilloula de Rabbi Itshak Ben Gualid, célébrant trois jours durant dans la joie et la ferveur spirituelle l’anniversaire du décès de Baba Señor, comme l’appelaient affectueusement ses petits-enfants.
De Caracas à Casablanca, toutes les prières vont à Baba Señor
Après les dernières prières, c’est tout un convoi de véhicules qui prend la route pour le cimetière juif, sis sur les hauteurs de la ville. C’est ici, au cimetière dit de Castille, que sont enterrés les Juifs de Tétouan, cité (détruite en 1399 par les Espagnols) qu’ils ont reconstruite aux côtés des Musulmans après leur expulsion d’Andalousie en 1492 par les Rois catholiques Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon. C’est là aussi qu’est enterré depuis 1870 Rabbi Itshak Ben Gualid, disparu le 9 Adar 5630 du calendrier hébraïque (correspondant cette année au 19 février 2013 dans le calendrier grégorien). Les pèlerins se rassemblent autour du tombeau du saint homme surplombant la nécropole de son dôme blanc, usant de mille précautions pour éviter de poser les pieds sur les pierres tombales alentour. On fait respectueusement place aux descendants de Baba Señor venus de Madrid et Ashdod, gardiens de son inestimable legs moral et spirituel. Certains rabbins, comme Rabbi Asher Zrihen, ont fait le déplacement depuis Mexico pour se recueillir sur le tombeau du maître. La fièvre mystique est à son comble. Un rabbin de Jérusalem récite à voix haute des psaumes du Zohar (livre de la Splendeur) tandis que des pèlerins de tous âges déposent des offrandes (fruits secs, petits gâteaux, argent…) sur la sépulture du Tsadik. Une fillette s’agenouille pour embrasser cette dernière, sa chevelure d’or s’étalant sur la pierre tombale, tandis qu’une dame septuagénaire, la tête recouverte d’une légère coiffe en dentelle, peine à retenir le flot de larmes qui jaillit de ses yeux bleus, comme délavés par la vie. Dans une pièce attenante, les pèlerins allument tour à tour des cierges, à la mémoire de leurs proches disparus, pour demander la guérison d’un parent malade, la rencontre de l’âme sœur, une progéniture ou la prospérité en affaires.
Rabbi Itshak Ben Gualid, homme de foi, homme de Loi
Rabbi Itshak Ben Gualid, né en 1797, était un homme de foi estimé de tous les Marocains. Il fait partie des 126 saints vénérés mutuellement par les Juifs et les Musulmans. Auprès de ses coreligionnaires, Rabbi Itshak, qui consacra son existence à l’étude de la Torah et au service divin, est connu pour son célèbre recueil, «Vayomer Itshak » (édité à titre posthume en 1876), une compilation de réponses et de décisions juridiques essentielle dans la jurisprudence juive marocaine. La grande humilité du rabbin tétouanais n’avait d’égale que la vaste étendue de son savoir, une érudition qui lui valut le titre de « Ner Hamaaravi » (Lumière de L’Occident). Chef spirituel de sa communauté, il était apprécié pour son ouverture d’esprit, son sens de l’équité et du consensus. C’est sous son impulsion que fut ainsi ouverte en 1862 la première école du réseau de l’Alliance israélite Universelle à Tétouan. En y inscrivant ses propres petits-enfants, Baba Señor réussit à faire fléchir les dernières résistances des coreligionnaires traditionalistes, détracteurs d’un enseignement moderne « païen » qui ne soit pas exclusivement consacré à l’étude des textes sacrés. Rabbi Itshak était également un fin diplomate. Son intercession auprès de la couronne espagnole facilita ainsi la restitution de la ville de Tétouan au Royaume chérifien la même année 1862 après deux ans d’occupation.
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Le Saint de tous les Marocains
Rabbi Itshak Ben Gualid rendit l’âme par une belle journée de printemps de l’an 1870, à l’âge de 93 ans, après une longue vie sereine et riche en enseignements. Ce jour-là, le 9 Adar 5630, de la Juderia (le quartier juif de Tétouan) en deuil jusqu’au cimetière de Castille, un interminable cortège, auquel s’étaient joints les notables de la ville et les petites gens de toutes confessions qui l’avaient côtoyé, l’accompagna jusqu’à son ultime demeure. Les enfants chantèrent des Psaumes (louanges, extraits du livre de la Bible hébraïque, le Sefer Tehillim, dit Az-Zabur en arabe) à sa mémoire, tandis que tout le monde pleurait la disparition du Juste, celui qui répandit tant d’amour et de bien autour de lui. Longtemps après sa mort, Juifs comme Musulmans lui attribuèrent moult miracles. Il se chuchotait ainsi que les femmes stériles tombaient enceintes après avoir prié sur sa tombe, que celles pour lesquelles était prévu un accouchement difficile se délivraient dans la paix en posant sa canne et sa ceinture sur leur ventre. Il se racontait aussi que Rabbi Itshak avait fait fuir une fois des envahisseurs de la ville en faisant allumer des lumières dans le cimetière où il reposait. Aujourd’hui encore, tous les ans à la même période, on se rend sur son tombeau pour quémander la protection et la bénédiction du saint patron de la ville. Elevé au statut de Juste, Rabbi Itshak Ben Gualid est à jamais vivant dans les cœurs et sa présence aimante et protectrice continue à planer sur la blanche colombe...
Comme un air d’Andalousie retrouvée
Retour au centre-ville. C’est là, au Cercle Israélite de Tétouan, autrefois lieu de rencontre de la communauté juive de la ville, et qui n’ouvre désormais plus ses portes que durant la Hilloula, qu’ont été organisées toutes les manifestations liées à cette dernière depuis le 15 janvier 2013 au soir. Le Shabbat (7ème jour de la semaine juive, « jour de repos de l’Eternel », devant par conséquent être consacré à Dieu, et étalé de la tombée de la nuit du vendredi au samedi soir après le coucher du soleil) est sorti, la vie matérielle reprend son cours, avec tous ses plaisirs terrestres. Après l’incontournable Skhina (dite aussi dafina) du samedi midi, les papilles nostalgiques des convives se délectent de l’intemporel couscous aux légumes, des fameuses boulettes de viande au céleri, de lentrilla (pâtes aux œufs faites maison, plat judéo-espagnol), de cigares au foie, et autres mets typiques de la cuisine judéo-marocaine. Dans la salle qui servait dans le passé de casino, l’ambiance est à la fête. Tandis que l’orchestre musulman joue de célèbres mélodies andalouses et chaâbi, on chante ici et là des poèmes en haketiya (mélange entre l’espagnol ancien, l’hébreu et la darija), le dialecte pittoresque des Megorachim, les Juifs sépharades réfugiés au Maroc après l’Inquisition. Kippa sur la tête, les yeux levés vers les drapeaux marocains suspendus dans toute la salle, des hommes se mettent debout pour entonner fièrement des airs patriotiques. Il souffle comme un air d’Andalousie retrouvée sur la blanche colombe…
Mouna Izddine
Rédactrice en chef de Fémina Magazine (n° 46 - mai 2012 - n° 55 - mars 2013)