Tribune
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Publié le 11 Décembre 2013

Pierre-André Taguieff : « Quand on pensait le monde en termes de races »

Propos recueillis par Véronique Sales, pour l’Histoire

 

Une révolution des idées s'effectue au XIXe siècle, quand apparaissent, avec de nouvelles conceptions sur la biologie et l'anthropologie, mais aussi sur la philosophie des religions et l'évolution des langues, de véritables systèmes hiérarchisant des groupes de populations. Ces systèmes ont eu en France des penseurs de renom, promus pour certains, de leur vivant, au rang de gloires nationales: Arthur de Gobineau, Ernest Renan, Jules Soury, Paul Broca... Leur discours fut abondamment relayé dans l'opinion publique, et partagé, de la gauche à la droite, par la plupart des hommes politiques.

 

L'Histoire : Quand la notion de race» au sens scientifique et biologique du terme, est-elle apparue pour la première fois en France?

 

Pierre-André Taguieff : Le premier théoricien de la race-lignée fut sans conteste Henry de Boulainvilliers qui, au début du XVIIIe siècle, reprend le mythe, apparu au XVIe siècle, du conflit ininterrompu des «deux races» : la race supérieure, franque, ou germanique, serait en lutte contre la race inférieure des Gaulois, ou Gallo-Romains.

En somme, dans le royaume de France, il y aurait coexistence conflictuelle de deux races, ou «nations», comme on disait à l'époque : les descendants des conquérants aux qualités viriles, et ceux des autres, des vaincus. Les premiers ayant évidemment vocation à dominer les seconds.

 

Il s'agit d'un racisme social, de caste ou de classe, si vous voulez. À l'époque, ce qui prévaut, parmi les élites françaises, c'est la hantise de la mésalliance, de l'altération du sang «clair et pur», propre aux gentilshommes, qui risque d'être mêlé à un sang «vil et abject». C'est donc bien un courant de pensée qui annonce le racisme « biologique » tel que nous le comprenons aujourd'hui.

 

L'Histoire : Que s'est-il passé au XIXe siècle? On présente généralement cette époque comme celle de la naissance du racisme tel que nous le connaissons aujourd'hui ?

 

Pierre-André Taguieff : Au XIXe siècle, on a amalgamé au racisme aristocratique que nous venons d'évoquer une anthropologie descriptive, fondée sur la volonté de définir et de classer, voire de mesurer, toutes les variétés de l'espèce humaine, qui est très caractéristique de l'époque : aussi bien en Angleterre qu'en Allemagne ou aux États-Unis.

 

En France, l'un des premiers à se livrer, encore timidement, à ce genre d'exercice, fut l'historien Augustin Thierry  (1795-1856), qui fait de l'idée de race un concept explicatif de l'histoire. Il faut citer par exemple son article du Censeur européen, publié le 2 avril 1820, et intitulé « Sur l'antipathie de race qui divise la nation française ». Il y pose comme une donnée première que «nous sommes deux nations ennemies dans leurs souvenirs, inconciliables dans leurs projets », et le regrette. Il y eut ensuite et surtout le saint-simonien Victor Courtet de l'Isle, qui publia, en 1837, un ouvrage ambitieux, au titre évocateur : La Science politique fondée sur la science de l'homme, ou étude des races humaines sous le rapport philosophique, historique et social. Son projet est clair : fonder la «science politique » sur la « science de l'homme », et plus particulièrement sur « l'anthropologie [...] qui traite de l'histoire naturelle des races humaines»… Lire la suite.