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Printemps 1989. Campagne pour les élections au Parlement européen. Pierre Mauroy, premier secrétaire du Parti socialiste, se rend aux Antilles. Tout juste arrivé auprès de lui, chargé de l’écriture de ses discours, je prends une première leçon. Point d’orgue de cette tournée : un grand meeting dans un stade… lequel est aux deux tiers vide. La température baisse. Le responsable socialiste local tance les présents. Le froid devient polaire. Pierre Mauroy monte à la tribune, il improvise, il remonte à la fin du XIXe siècle, il raconte comment Jules Guesde, qui dirigeait alors l’ancêtre de la SFIO, s’était lancé dans un tour de France de promotion du socialisme ; comment, à Lille, les rues avaient été couvertes d’affiches annonçant une conférence qui promettait de faire date, et pour lequel un grand théâtre avait été loué ; comment Jules Guesde pénétra dans une salle entièrement vide - à l’exception d’une seule et unique personne ; comment, comme si de rien n’était, Jules Guesde se lança dans un vibrant exposé d’une heure et demie ; et comment, alors qu’il rangeait ses affaires, son unique auditeur vint lui dire qu’il avait été convaincu, et qu’il souhaitait s’engager. Son nom, conclut-il ? Alexandre Bracke-Desrousseaux, grande figure du socialisme français, et député pendant plus de deux décennies… La salle était retournée, Pierre Mauroy acclamé et le meeting sauvé. C’était cela, Pierre Mauroy : une mémoire du socialisme et un orateur hors pair.
Septembre 1992. Pierre Mauroy doit être élu président de l’Internationale socialiste. Il prépare, plus méticuleusement encore qu’à son habitude, le discours qu’il doit prononcer. Il veut insister plus fortement sur l’importance que représente pour lui le fait que ce soit un Français qui succède à un Allemand - Willy Brandt en l’occurrence. Il veut surtout fixer l’objectif de son mandat : élargir l’Internationale socialiste bien au-delà de l’Europe occidentale qui l’avait vue naître, vers l’Afrique, vers l’Amérique latine et vers l’Asie. Surtout, il écrit et réécrit lui-même ce message sur la version finale de son discours, comme s’il voulait s’assurer qu’il figure bien sur le texte qu’il aurait à lire : son souhait, moins de trois ans après la chute du mur de Berlin, de rassembler la famille socialiste longtemps désunie en tendant la main aux anciens partis communistes - dès lors qu’ils avaient fait leur mue. C’était cela, aussi, Pierre Mauroy : une volonté inébranlable d’agir pour le rassemblement - à Lille, à Paris comme à Berlin.
Décembre 1994 : Jacques Delors annonce qu’il ne souhaite pas se présenter à l’élection présidentielle. Le PS se trouve sans candidat, à quelques mois de l’échéance électorale. Pierre Mauroy est alors le plus ancien, dans le grade le plus élevé. Pour peu qu’il se déclare, il est le candidat des socialistes. Nous en discutons. Mais il refuse. Et que dit-il ? Ce n’est pas l’envie personnelle qui lui fait défaut. C’est la conception de ce qu’est l’intérêt collectif du Parti socialiste qui justifie son choix : il faut préparer l’avenir ; la gauche ne peut espérer gagner cette élection ; il faut donc choisir un candidat qui puisse bâtir une légitimité qui lui permette de l’emporter par la suite ; il a déjà 67 ans ; il ne doit pas être candidat. Pierre Mauroy, c’était également cela : une éthique personnelle qui faisait passer l’intérêt général avant tout le reste.
6 mai 2012, avant 19 heures. Les estimations sont robustes : François Hollande va être élu président de la République. Pierre Mauroy est la première personne que j’appelle. Il est déjà affaibli par la maladie. Lui, pourtant peu économe de ses mots, reste comme moi silencieux. Ému. Très ému. Je savais à quel point il voulait tenir pour voir un socialiste succéder - enfin ! - à François Mitterrand. C’était cela, aussi, Pierre Mauroy : un socialiste du son premier à son dernier jour.
Il y a quelques semaines, le 2 avril, dernier déjeuner. Pierre Mauroy s’apprête à recevoir Jean-Marc Ayrault dans son bureau du 12, cité Malesherbes, celui-là même qui fut occupé par Léon Blum, Daniel Mayer, Guy Mollet et François Mitterrand. Il y a entre tous les Premiers ministres une solidarité qui dépasse les clivages politiques. Il y a entre Pierre Mauroy et Jean-Marc Ayrault, une complicité particulière. Il apprécie l’homme qui a su transformer sa ville, le social-démocrate, celui qui sait toute la valeur du couple franco-allemand. Pourtant, Pierre Mauroy ne veut pas parler de ses souvenirs à Matignon - non, comme à chaque étape de sa vie, son esprit est fixé sur l’avenir : il veut aussi parler à Jean-Marc Ayrault du devenir de la Fondation Jean-Jaurès, dont il est président, et des fondations politiques, de la nécessité de leur donner toute leur place au travers d’un statut juridique propre. Et ainsi de nature à pérenniser son dernier héritage qu’est la Fondation Jean-Jaurès. Parce que c’est cela, enfin, Pierre Mauroy : un homme qui voulait toujours être, pour reprendre le titre d’un de ses plus beaux livres, un Héritier de l’avenir.