Tribune
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Publié le 12 Juillet 2013

Place Tahrir, terrain hostile pour les femmes journalistes

Par Thomas Liabot

 

Les agressions sexuelles se multiplient en Egypte ces dernières semaines, compliquant le travail des correspondantes sur place.

 

Le fléau des agressions sexuelles qui touche la place Tahrir depuis le début de la contestation n’en finit plus d’entacher le mouvement politique qui enflamme le pays depuis la fin du mois de juin. Si aucune donnée officielle n’a été publiée depuis la destitution de Mohamed Morsi, Human Rights Watch faisait état dès le 3 juillet d’une centaine de cas sur la place Tahrir et ses alentours. Une situation qui contribue à pourrir l’atmosphère déjà très tendue au Caire.

 

Parmi les victimes de cette dérive, les journalistes. Le viol d'une Néerlandaise par cinq hommes la semaine dernière a remis en lumière les risques encourus par les correspondantes sur place. Son cas vient s’ajouter à une vingtaine d’autres recensés depuis 2011 sur des reporters égyptiennes et occidentales, comme Caroline Sinz, correspondante pour France 3 entraînée par la foule, ou Mona Eltahawy, éditorialiste américano-égyptienne agressée par des policiers au Caire.

 

«Le viol est devenu une arme politique»

 

«Place Tahrir, ce n’est plus le même public qu’en 2011, avance Vanessa Descouraux, correspondante dans la capitale pour France Info. C’est devenu un lieu de bandits.» Symbole du printemps égyptien il y a deux ans et demi, Tahrir n’a pas tourné le dos à ses vieux démons, bien au contraire. «Cela va au-delà du harcèlement et des agressions qui touchent le pays depuis vingt ans, poursuit-elle. Depuis le 25 janvier, date anniversaire de la révolution, on a réalisé que le viol était devenu une arme politique. On veut intimider, montrer aux femmes qu’elles ne doivent pas descendre dans la rue.» Ce jour-là, 19 agressions sexuelles avaient été recensées au cœur de la place. «Les violences verbales font partie du quotidien, ajoute Delphine Minoui, correspondante pour Le Figaro sur place. Depuis la chute de Moubarak, on assiste à une systématisation des attaques envers les femmes. Les agressions sur les journalistes occidentales n’ont fait que briser un tabou.»

 

Face à la montée des violences, Perrine Mouterde, correspondante pour RFI au Caire, tente de s’organiser : «Je n’ai pas eu de problème pour l’instant, mais je reste prudente. Je travaille avec un fixeur égyptien, je porte des vêtements à manches longues et j’évite la place Tahrir la nuit.» Même constat pour Vanessa Descouraux, qui ne fréquente plus le lieu de rassemblement des anti-Morsi «après 22 heures», quand bien même elle est accompagnée d’un traducteur. «Certaines filles y vont avec des gardes du corps, un boxeur ou des sociétés de sécurité, poursuit-elle, mais cela coûte près de 300 euros par jour et ce n’est pas l’idéal pour interroger les gens.» «Si je veux prendre l’ambiance de la place la nuit, je me déplace avec un collègue masculin, sans jamais entrer au cœur de la foule, ajoute Delphine Minoui. C’est forcément une contrainte dans notre travail.»

 

«Ne pas rester plus de dix minutes au même endroit»

 

Dans un pays où 99,3% des femmes avouent avoir déjà subi une forme d’agression sexuelle, selon une étude de l’ONU (en anglais), l’instabilité qui règne depuis la fin du mois de juin ne fait qu’aggraver la situation. «Un cordon sépare les hommes des femmes aux abords de la tribune, place Tahrir, explique Vanessa Descouraux, mais ce n’est pas le cas partout et on doit se déplacer pour faire notre travail.» «Quand je suis arrivée au Caire il y a un peu plus d’un an, j’ai pris des cours d’auto-défense, avoue Delphine Minoui. Sur la place, il faut avoir des yeux derrière la tête, ça peut partir en quelques secondes. J’essaye de ne pas rester plus de dix minutes au même endroit.»

 

Dans ces conditions, plusieurs organisations ont pris les devants. Se présentant comme «un groupe apolitique», les «Tahrir bodyguards» se sont spécialisés dans les «interventions sur le terrain visant à mettre fin à toute forme de harcèlement sexuel», comme ils l’affirment sur leur compte Twitter. Repérables à leurs gilets jaunes fluo et leurs casques de chantier, ces volontaires arpentent l’immense place pour parer aux éventuelles violences faites aux femmes. «Ils essayent de mobilier les gens, raconte Perrine Mouterde, ils font des réunions et recensent les cas d’agressions.» Mais face à la foule compacte massée place Tahrir, difficile pour eux de changer la donne. «Ils sont très présents, mais agissent avec les moyens du bord, déplore la correspondante de France Info. Ils entrent dans la baston à leurs risques et périls.» Constat similaire pour la journaliste du Figaro, qui souligne le courage des bénévoles, bien souvent entraînés dans des situations critiques: «C’est un boulot à risque, il leur arrive d’être pris à partie et de devenir des victimes finalement.». Pour faire bouger les choses, l’ONG Harassmap a mis au point une carte recensant les cas d’agressions sexuelles dans le pays. Créée quelques semaines avant la révolution de 2011, l'organisation fait état de plus de 800 cas dénoncés au Caire, et près de 170 sur la seule place Tahrir.

 

Vêtements amples et chignon

 

Un fléau qui pousse les rédactions à redoubler de prudence, quitte à éloigner les femmes journalistes des points chauds de la contestation. «Ce n’est pas impossible de travailler, mais il faut s’armer de précautions», note Vanessa Descouraux. «Ma rédaction estime que suis plus à même de m’organiser sur place et ne me donne pas de consigne, explique Delphine Minoui. Mais par la force des choses, je suis obligée de porter des vêtements amples et longs, de m’attacher les cheveux en chignon pour ne pas être entraînée dans la foule». Et Perrine Mouterde de conclure : «Sans me le dire clairement, la rédaction à Paris m’oriente plutôt vers des sujets parallèles.»