Tribune
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Publié le 3 Mai 2013

Pourquoi contrairement à ce que proclame Marine Le Pen le FN n’a pas du tout gagné la bataille des idées

 

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

 

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’Études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

 

Sylvain Crépon, docteur en sociologie et chercheur au laboratoire Sophiapol de l'université Paris-Ouest-Nanterre, étudie le Front national depuis le milieu des années 1990. Auteur de plusieurs travaux de référence sur l'extrême droite, ses recherches portent également sur les minorités religieuses en France et en Europe. Son dernier livre : Enquête au coeur du nouveau Front national (Nouveau Monde Éditions, mars 2012).

 

Le Front National a effectué ce mercredi 1er mai 2013 son traditionnel défilé à Paris en l’honneur de Jeanne d’Arc, avant de rejoindre la place de l’Opéra. «Nous avons déjà gagné la bataille des idées», a lancé Marine Le Pen lors de son discours, alors qu'un sondage CSA pour BFMTV montre que si le premier tour de l'élection présidentielle avait lieu dimanche prochain, la présidente du FN accéderait au second tour.

 

Atlantico : Le défilé du Front National en l’honneur de Jeanne d’Arc, événement traditionnel des militants le 1er mai à Paris, a rassemblé mercredi matin plusieurs milliers de manifestants. Lors de son discours, Marine Le Pen  a déclaré que le FN avait gagné « la bataille des idées » et était désormais « le centre de gravité du débat politique ». Une majorité de Français partage-t-elle vraiment l’ensemble du corpus idéologique du Front national ? Quels sont les principaux points d’accord et de désaccord ?

 

Sylvain Crépon : Non, il faut relativiser les sondages qui ont semblé indiquer qu'une majorité des Français se sentait proche des idées de Marine Le Pen. Lorsqu'on analyse ces sondages de plus près, on constate que si 32% des Français partagent le même diagnostic que Marine Le Pen, ils ne sont que 12% à adhérer aux solutions du FN. Il faut donc bien discerner les deux notions.

 

Par ailleurs, la percée du FN n'est pas un phénomène nouveau. Depuis l'émergence électorale du Front national, on a vu régulièrement des enquêtes d'opinion donnant une grande proportion de Français favorables aux thèses du FN : c'était déjà le cas en 2002 avec Jean-Marie Le Pen. Avec sa fille Marine, il y a eu une réorientation de la stratégie de communication du Front national. Le fait qu'elle se soit démarquée des outrances de son père a pu laisser penser que la sensibilité des Français aux thèses du FN était nouvelle. Au regard de l'histoire politique, électorale et sondagière du FN, ce n'est pas vraiment le cas. Enfin, il faut tenir compte du contexte de crise économique et de réémergence des affaires à travers l'affaire Cahuzac et les révélations sur les mouvements d'argent sur le compte de Claude Guéant. C'est un climat qui favorise traditionnellement le Front national.

 

De manière générale, les Français sont en désaccord avec les solutions du FN : la sortie de l'Euro ou encore la préférence nationale, rebaptisée priorité nationale, ne sont pas du tout plébiscitées par les Français. Tout ce qui constitue la pierre angulaire du programme du Front national est rejeté. En revanche, le Front national dénonce des problèmes réels qui font échos aux préoccupations des Français : le climat des affaires, la coupure entre le peuple et les élites, la misère sociale. Les Français se montrent très sensibles à cette dimension. Marine Le Pen a également réussi à faire sauter un tabou et "respectabiliser " certaines idées du Front national. Les Français sont d'accord pour dire qu'il y a trop d'immigration en France et pour freiner les flux qui en sont à l'origine. À tel point que plus personne à l'UMP et même au PS n'ose plus dire que l'immigration n'est pas un problème. Le fait que le PS est plus ou moins renoncé au droit de vote des étrangers est indirectement une victoire du FN. Avec un Front national à 10 %, cette réforme était possible. Elle ne l'est plus avec un FN à 18%.

 

Christophe Bouillaud : Il ne faut surtout pas surinterpréter, en terme d'opinion publique, le succès de cet événement traditionnel du FN qu'est son 1er mai : la vraie surprise aurait été, qu'avec la gauche (nécessairement honnie) au pouvoir et après la mobilisation (plutôt réussie) contre le "mariage pour tous" d'une bonne part du "peuple de droite", le FN ne soit pas capable de mobiliser à cette occasion et que ses militants ou sympathisants ne soient pas au rendez-vous. Ce n'est bien sûr pas parce qu'on regroupe ses militants dans une manifestation réussie qu'on a gagné la bataille des idées. À ce compte-là, le succès annuel de la Fête de l'Humanité devrait indiquer chaque année un renouveau extraordinaire du communisme...

 

Plus sérieusement,  répondre à cette question de l'influence du FN sur l'opinion publique suppose de pouvoir répondre à la question du "corpus idéologique du Front national" : au-delà des mots d'ordre public sur le refus de l'immigration, de la mondialisation, sur la volonté de protéger les Français contre l'immigration, l'insécurité, l'Europe, etc., y a-t-il encore un ensemble d'idées cohérentes dans ce parti? Parti qui a toujours essayé d'être la maison commune des droites extrêmes de ce pays (par exemple, des chrétiens traditionalistes et des néo-païens). Et s'il y a un "corpus idéologique", est-il plus ou moins radical qu'auparavant? Pour ne prendre que cet exemple, le FN se veut, par ses déclarations récentes, de plus en plus "social", et tend à faire oublier la vision néo-libérale qui fut indéniablement la sienne dans les (lointaines) années 1980. En faisant du mauvais esprit, est-ce à dire que ce parti ambitionne désormais de devenir "national et socialiste", pour ne pas dire "national-socialiste"? Je suppose qu'à cette seule évocation, particulièrement stigmatisante, la direction du FN se récrierait en affirmant sa loyauté envers l'économie de marché, et son refus absolu d'être assimilé au nazisme liberticide et génocidaire. Dans les années 1980, sur les sujets économiques et sociaux, le FN se situait à l’extrême d'une droite en train de se convertir au libéralisme, et, finalement, vu d'aujourd'hui, ses positions d'alors ne sont plus si radicales, puisque le néo-libéralisme a conquis même une partie de la gauche - un Manuel Valls ou une Fleur Pellerin pour ne donner que deux noms de ministres.

 

Dans le fond, aujourd'hui, en tenant un discours "social", le FN s'inscrit aussi dans l'air du temps. Quel parti politique va oser par les temps qui courent aller raconter aux Français que, par exemple, la finance dérégulée est bonne pour eux et pour la France? On peut ainsi dire que c'est le FN qui suit l'opinion publique, plutôt que l'inverse. Par contre, si l'on reste sur les coordonnées classiques du discours public du FN (anti-immigration, ordre public, vision traditionnelle de la famille et de la société), on peut effectivement constater que l'opinion publique va plutôt dans son sens. Par exemple, sur l'immigration, et surtout sur la place de l'Islam dans la société française, l'opinion publique se rapproche plutôt de ses positions pendant toutes ces dernières années. 

 

D'après l'enquête d'Ipsos intitulée "France 2013 : les nouvelles fractures", et réalisée avec le Centre d'études politiques de Sciences Po (Cevipof) et la Fondation Jean-Jaurès, trois Français  sur cinq voient dans la mondialisation "une menace pour la France". En revanche, seulement 28 % des sondés souhaitent une sortie de la zone euro et un retour au franc. Le programme économique de Marine Le Pen qui prévoit justement une sortie de la zone euro constitue-t-il son principal point faible ?

 

Sylvain Crépon : C'est un point faible dans l'opinion globale de la nation, mais la stratégie actuelle du FN consiste à rassembler les souverainistes de tous horizons et de toutes obédiences. Marine Le Pen cherche à créer autour d'elle le principal pôle souverainiste de la vie politique française. Il y a une sorte de vide dans le paysage politique français sur la question européenne et Front national est le seul à l'incarner, notamment auprès des catégories populaires du secteur privé : les ouvriers, les employés précaires et les artisans et les commerçants. Le Front national essaie de créer une sorte de monopole souverainiste auprès de cet électorat populaire de façon à pouvoir peser sur cette question européenne très le plus fort possible. S'il y parvient, le FN pourra exercer une forte pression sur l'UMP et en même temps s'en distinguer. Les cadres du Front national pensent que le temps joue pour eux et qu'ils vont engranger des dividendes politiques sur cette question. Ce n'est donc pas tant un point faible qu'un pari politique à long terme. Reste à savoir si le pari peut être gagné. En tout cas, c'est leur conviction.

 

Christophe Bouillaud : Sur ce point, je ne crois qu'il y ait une contradiction si grande que cela : en effet, tous les analystes et hommes politiques, à quelques exceptions près, annoncent dans tous les pays européens, dont la France, qu'en cas de fin de la "Zone Euro", ce sera plus ou moins la fin du monde (sic) tel que nous le connaissons. Une Apocalypse économique. On peut donc très bien être très, très énervé contre l'Union européenne, comme le montrent désormais les sondages, et ne pas vouloir en pratique la fin de l'Euro avec les troubles économiques qui s'en suivraient. Nous ne sommes pas très différents des Grecs ou des Italiens sur ce point. Beaucoup de gens pensent que l'UE ne les protège pas, mais ne sont pas près pour autant à l'aventure d'un éclatement de la Zone Euro. Il faut bien être sûr de soi comme actuellement une bonne partie des Allemands pour créer un parti spécifiquement destiné à demander une telle décision.

 

Pour la France, il est presque déjà surprenant qu'il y ait selon ledit sondage, 28% de courageux, d'optimistes, d’inconscients, ou de gens pas convaincus par l'hypothèse de l’apocalypse économique en cas de fin de l'Euro, pour souhaiter pour la France la sortie de la Zone Euro. Vu que tout le monde ou presque présente la sortie de la Zone Euro comme l'équivalent pour le monde, l'Europe, et la France d'un saut dans le vide sans parachute, il n'est guère étonnant que le FN, qui n'a jamais exercé le pouvoir, ne soit pas très crédible sur ce point. Lorsqu'une population se trouve face à un désastre - comme la situation économique actuelle de la France et de l'Europe - , elle a plutôt tendance à se rallier à un homme ou à un groupe ayant fait ses preuves auparavant dans une situation similaire (le Maréchal Pétain, vainqueur de Verdun, en juin 1940, le Général De Gaulle, sauveur de la patrie en 1940-44, en mai 1958). C'est l'effet Cincinnatus des anciens Romains. Pour l'heure, le FN n'a rien à proposer de ce point de vue, comme d'ailleurs les autres partis français. Les grands anciens, qui pourraient nous sauver, se font plutôt rares dans notre pays.

 

Selon le sondage annuel TNS-Sofres pour Le Monde, 32% des Français se disent « tout à fait » ou « assez » d'accord avec les idées du FN. Néanmoins, une très nette majorité de Français, 81%, n'adhèrent pas aux « solutions » que propose Marine Le Pen. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

 

Sylvain Crépon : Dans cette période de désarroi, de crise morale et de déconnexion entre les élites et le peuple, il y a peut-être un réflexe de défiance, de protestation et du coup d'adhésion au discours de dénonciation du Front national : dénonciation des élites, de la mondialisation, de "l'argent-roi". En même temps, assez lucidement, les gens ne plébiscitent pas pour autant les solutions du Front national. Peut-être que les gens jugent que le Front national n'a pas de culture de gouvernement. C'est une certaine forme de handicap au sein du Front national qui compte des gens intelligents et cultivés, mais qui manquent d'expérience concrète de l'exercice du pouvoir. Du coup, les gens ont le sentiment qu'il n'est pas vraiment armé pour gouverner. Le vote FN est pour beaucoup un moyen d'envoyer un signal fort pour que les choses changent. C'est un moyen de faire entendre sa voix.

 

Christophe Bouillaud : D'une part, il y a probablement la crainte de la part de bien des gens pour les libertés publiques et économiques. Le FN projette une image de parti autoritaire, et cela peut faire peur à beaucoup, c'est l'effet de la "diabolisation" de ce parti depuis des décennies. D'autre part, peut-être y a-t-il simplement l'effet de la faible implantation de ce parti dans la vie politique française, au sens où il ne gère aucune collectivité locale importante (ni commune, ni département, ni région). Il n'a aucune vitrine de ses réalisations à proposer, et les maires d’extrême droite qui subsistent se sont d’ailleurs détachés du FN (comme J. Bompard à Orange).  

 

Est-ce le travail idéologique de Marine Le Pen, notamment son entreprise de dédiabolisation, qui explique la progression du FN ou la réponse est-elle à chercher dans le durcissement de la vie depuis le début de la crise?

 

Sylvain Crépon : Il y a les deux. Le contexte de crise profite traditionnellement au Front national. Les entretiens que j'ai pu faire avec un certain nombre d'adhérents du FN traduisent un besoin de protection. Le Front national est le premier parti ouvrier et cristallise le vote des catégories populaires. C'est le représentant des précaires ce qui dans un contexte de crise joue forcément. Mais il faut reconnaître aussi que la communication de Marine Le Pen a été assez adroite. Sa tactique de normalisation a été efficace. Dans ces mêmes entretiens, j'ai constaté que les adhérents qui partageaient depuis toujours les idées du FN s'étaient longtemps refusés à adhérer ou même à voter pour Jean-Marie Le Pen à cause de son caractère outrancier. C'est quelque chose qu'on voit très nettement au niveau de l'électorat féminin qui ne votait traditionnellement pas Front national. Jean-Marie Le Pen accusait parfois un déficit de plus de cinq points dans l'électorat féminin alors que Marine Le Pen a réussi à combler ce retard auprès de ce dernier.

 

Christophe Bouillaud : Sur la dédiabolisation, je me demande si l'on ne surestime pas le travail politique de Marine Le Pen au sens où, simplement, la Seconde Guerre mondiale commence vraiment à faire partie de l'histoire, et que le FN ne peut plus trop faire référence à cette époque pour choquer comme dans les années 1970-80. La Seconde Guerre mondiale reste certes une référence dans l'univers politique ou dans les discours, mais tout cela n'a plus tellement de réalité pour la plupart des gens. C'est une affaire de grands-parents, voire d'arrière-grands-parents. Comme enseignant, je le constate souvent. Marine Le Pen n'a sans doute plus besoin de ces aspects. Par ailleurs, n'oublions pas que l'antisémitisme était fortement structurant dans les années 1890-1940 pour l’extrême droite française - et c'est un euphémisme! Aujourd'hui, ce sont plutôt l'islamisme, l'islam, le salafisme, voire notre allié le Qatar, qui préoccupent une bonne part des Français. La référence à la Seconde Guerre mondiale n'est alors pas très utile. Pour ce qui est de la progression du FN, il ne faut pas exagérer : ce parti a plutôt regagné l'influence qui fut la sienne avant la scission "mégretiste" et les suites de l'élection présidentielle de 2002. Il a suivi son électorat qui s'est éloigné des grands centres urbains. La preuve reste à faire aux élections municipales de 2014 que le FN peut enfin s'implanter localement, soit seul, soit en alliance avec une partie de la droite, dans cette France éloignée des métropoles. 

 

Si Marine Le Pen n’a pas forcément gagné la bataille des idées, peut-on dire qu’elle a su tirer profit de la faillite idéologique des partis traditionnels? Ces derniers doivent-ils totalement repenser leur logiciel politique ?

 

Sylvain Crépon : Oui, d'autant plus qu'il y a dans le contexte actuel un sentiment d'impuissance de la politique : le gouvernement de Nicolas Sarkozy n'a pas été en mesure depuis 2008 de combattre efficacement la crise. Et aujourd'hui, François Hollande échoue également, peut-être de manière encore plus lourde.Cela peut laisser penser que droite comme gauche ont échoué et qu'il faut s'en remettre à la force protestataire qu'est le Front national.

 

Christophe Bouillaud : Contrairement à ce qu'on dit un peu trop rapidement, les partis traditionnels (PS et UMP pour faire simple) ne sont pas en "faillite idéologique" au sens où ils ne sauraient plus "où ils habitent". Par ailleurs, les partis traditionnels ont des idées. Ainsi, le pataquès de l'élection du président de l'UMP a occulté le fait que ce parti avait des idées à revendre, assez diverses d'ailleurs. Je ne crois d'ailleurs pas qu'un parti puisse comme par enchantement repenser son "logiciel politique". S'il existe une impression de faillite des partis traditionnels, c'est, à mon sens, parce que ces idées de gauche comme de droite ne prennent pas en compte le fait qu'une partie de la France n'est pas capable de suivre la modernisation qu'ils proposent chacun à leur manière. Le FN lui-même donne l'impression de vouloir défendre ces perdants de la modernisation, mais en se focalisant sur l'immigration, la mondialisation, il ne fait que radicaliser des discours plus courants par ailleurs, et lui aussi parce qu'il est nationaliste, ne saurait que faire de ces Français dépassés par les événements.