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D’où vient cette différence de traitement pour deux désastres humanitaires majeurs au Moyen-Orient? Puisque ce n’est pas le nombre de morts qui déterminent l’intérêt de l’opinion publique occidentale, quels sont les éléments qui polarisent l’attention sur la guerre Israël-Hamas au détriment médiatique des victimes syriennes?
Apologie de la souffrance entre Israël et les Palestiniens
Entre Israël et les Palestiniens, c’est une vieille histoire sanguinaire. Chaque camp ayant renoncé à convaincre les opinions publiques par la raison, c’est donc le combat des histoires qui continue, avec la mise en avant de la souffrance comme raison de s’en prendre à l’autre.
Ainsi, le droit d’Israël à se défendre est opposé à l’arme des faibles que représenteraient les roquettes/missiles du Hamas.
En outre, la perception occidentale de la mythologie du Moyen-Orient, puissante et globalisée, se fonde essentiellement sur une culpabilité, soit celle que l’on ressent à l’encontre de la colonisation et qui pousse donc à soutenir les damnés de la terre palestiniens, soit celle que l’on peut éprouver vis-à-vis de la Shoah et qui conduit à pencher du côté des victimes israéliennes.
Dans la bataille médiatique de la guerre de Gaza de novembre 2012, la communication d’Israël interroge donc sur la capacité des observateurs à imaginer que des tirs de roquettes pilonnent quotidiennement les pays d’Europe dans le but de les rayer de la carte. Quelle serait alors notre réaction? De l’autre, la communication palestinienne insiste sur la souffrance permanente d’un peuple emprisonné dans un camp de concentration géant et soumis au nettoyage ethnique de la plus puissante armée du monde.
Le choix des mots est bien sûr essentiel pour mieux raviver les culpabilités. L’opinion publique doit alors faire son choix devant deux pathos différents, mais puissants, et chacun se détermine bien souvent plus en fonction de choix personnels que de données objectives.
Le conflit syrien ne parvient pas encore à imposer son histoire, malgré la répression sanglante qui montre la souffrance sinon de tout un peuple, en tout cas d’une grande partie des Syriens.
Lassitude de la compassion envers les Syriens
Lorsqu’un conflit éclate, les médias s’en emparent parfois et y sensibilisent l’opinion publique. Mais s’il s’embourbe et s’installe dans le quotidien, les mêmes médias lui préféreront un autre événement de nature à attirer un public avide de nouveautés.
On estime à environ dix jours la capacité d’un drame, guerre ou catastrophe naturelle, à monopoliser l’attention des médias occidentaux. Dans le cas de la Syrie, la répression a été dénoncée avec force au départ, mais comme aucune réaction de nature à marquer l’opinion publique n’a été prise de la part des gouvernements occidentaux, les médias se sont rapidement détournés de ce conflit qui ressemble à toute autre répression dans toutes les dictatures du monde.
«Ce genre de choses arrivent» dans ces pays-là et si l’on doit le déplorer, on n’y peut pas grand-chose, car il faudrait alors s’occuper de tous les dictateurs du monde, semble s’excuser l’opinion publique.
Intervenir coûterait cher en hommes, en matériel, mais surtout pourrait conduire à des retours de bâton comme l’occident en avait connu en 1973 et 1979 avec les chocs pétroliers. Il est donc préférable de ne pas s’occuper des affaires internes d’un pays, un peu comme on prétendrait ne pas entendre les cris d’une femme battue dans l’appartement d’à côté, d’autant que le Moyen-Orient reste «une région complexe».
Arrivée de l’Hiver arabe
Car qui comprend vraiment ce qui se passe dans ces pays? Au-delà des dimensions ethniques, religieuses et culturelles, les enjeux stratégiques, les ressources naturelles et les équilibres des conflits rendent la lecture de la région difficile.
On avait cru pouvoir enfin trouver une grille de lecture aisée avec des expressions simplificatrices comme «la révolution Facebook» en Égypte ou celle du jasmin en Tunisie. Toutefois, le «printemps arabe» a été loin de tenir ses promesses et les opinions publiques occidentales, comme les analystes du reste, ne savent pas forcément s’ils doivent soutenir des révolutions populaires en Syrie qui risquent de mettre en place des régimes encore moins enclins à la démocratie que leur prédécesseur comme en Égypte.
De plus, le régime syrien divise et embrouille: Bachar el-Assad était l’invité de Nicolas Sarkozy le 14 juillet 2008 afin d’assister au défilé militaire, ce que l’on réserve d’habitude aux amis intimes de la France. A-t-il changé en 4 ans au point de devenir un tyran sanguinaire?
Les chancelleries sont donc prudentes, surtout après les ratés du «printemps arabe» et de la même façon les médias occidentaux n’osent pas s’avancer à déchiffrer un conflit syrien sur lequel on a finalement peu d’informations devant l’opacité de la dictature syrienne. Israël en revanche communique beaucoup sur ses opérations militaires, en particulier avec les réseaux sociaux, que ce soit sur YouTube ou Twitter.
Se positionner sur la guerre de Gaza reste donc plus facile en théorie devant la grande variété d’informations disponibles. Cette idée que l’on comprend le conflit entre l’armée israélienne et le Hamas est illusoire, mais peut s’appuyer sur une communication dense et en place depuis plusieurs années, ce qui n’est pas le cas de la répression syrienne.
Alliances culturelles contre nature
Enfin, on peut aussi remarquer que le Hezbollah, organisation terroriste désormais partie intégrante du gouvernement libanais, soutient le régime syrien dans sa répression, tout comme il avait collaboré à mater les manifestants en Iran en 2009.
Mal à l’aise vis-à-vis des crimes de ses parrains syrien et iranien, le mouvement incarne pourtant la résistance arabe contre Israël après la guerre de 2006. Son discours dépasse donc les frontières libanaises pour se substituer presque aux organisations palestiniennes comme leader de la lutte anti-sioniste. De par notamment sa chaîne de télévision, Al Manar, la puissance médiatique du Hezbollah est telle que les opinions publiques arabes en arrivent à être divisées entre un soutien aux révolutionnaires syriens dans leur lutte contre la répression sanglante du gouvernement de Bachar el-Assad et la nécessité de rester aligné sur les positions anti-israéliennes du Hezbollah.
L’ennemi de mon ennemi est mon ami, dit la prétendue sagesse populaire. Dans le conflit qui continue d’ensanglanter le Moyen-Orient, les morts syriens sont donc «nécessaires» à la lutte finale contre Israël, et pèsent donc moins lourd que les martyrs palestiniens et évidemment moins que les victimes israéliennes. La guerre de Gaza est alors accueillie comme une excellente diversion par le Hezbollah qui peut ressortir son arsenal médiatique au service de la seule cause arabe qui en vaille la peine, la lutte contre l’ennemi sioniste.
Que le Moyen-Orient soit une région risquée à analyser, chacun peut en convenir. Mais il devient évident que les morts semblent ne pas y faire le même bruit médiatique quand ils tombent.
Aux raisons invoquées plus haut pour expliquer la différence de traitement entre le conflit entre Israël et le Hamas et la répression syrienne, on peut avancer également un aspect idéologique.
Israël, pour certains tenants d’une idéologie très à gauche, c’est le traître, celui qui est passé d’une doctrine d’inspiration socialiste, le sionisme, à un capitalisme forcené qui lui permette aujourd’hui d’être le deuxième pays comprenant le plus de sociétés cotées au NASDAQ.
La Syrie, en revanche, reste l’alliée historique de l’Union soviétique et de son héritière la Russie. Si l’on connaît le soutien permanent des États-Unis à Israël, on perçoit moins l’appui acharné de la Russie à la Syrie qui a tout intérêt à éviter une intervention occidentale dans le dernier pays arabe où elle possède encore une influence. Détourner l’attention de l’opinion publique de la Syrie vers Israël est une technique de propagande éprouvée.
Devant la puissance de ces histoires et la force de ces équilibres géostratégiques, les victimes syriennes de Bachar el-Assad feraient certainement bien d’engager une agence de relations publiques si elles veulent qu’on les entende un peu malgré le fracas de l’affrontement de dimension biblique qui opposent les voisins du sud.
Étienne Augé est « Senior Lecturer » en communication internationale à l’Université Erasmus de Rotterdam. Il est également enseignant à l’Académie diplomatique de Clingendael à La Haye, à l’Université du Danube de Krems en Autriche, à l’Anglo-American University de Prague et à l’Université Saint Joseph de Beyrouth. Il a notamment écrit le Petit traité de propagande (à l’attention de ceux qui la subissent) aux éditions De Boeck).