Tribune
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Publié le 20 Mai 2014

Quand l'Europe ne fait plus rêver les Européens...

Par Dominique Moïsi, publié dans les Echos le 19 mai 2014

Le regard des autres pays en Amérique et en Asie sur l'Europe est plus positif que celui des Européens eux-mêmes, de plus en plus cyniques et moroses, qui oublient qu'ils demeurent des « privilégiés » dans le monde.

L'Europe, ce sont les non-Européens qui en parlent le mieux. Si seulement ils pouvaient s'exprimer entre le 22 et le 25 mai, le résultat des élections européennes serait sans doute différent. Il n'y aurait pas, comme les sondages le prédisent en France, plus de six électeurs sur dix prêts à s'abstenir pour exprimer leur mélange d'indifférence et de déception. Pourquoi le regard des non-Européens est-il tellement plus positif que celui des Européens eux-mêmes ? Est-ce simplement le résultat de la distance, géographique et culturelle ? Il est plus facile de l'extérieur de percevoir la spécificité de l'identité européenne. Vu d'Asie, il n'y a pas de Français ou d'Allemands, de Britanniques ou d'Italiens : il y a l'Europe.

Les Européens sont-ils devenus blasés et prennent-ils pour acquis les privilèges dont ils bénéficient toujours en matière de sécurité, d'état de droit, de respect des individus, sans parler de démocratie ? Le contexte de paix dans lequel ils vivent, le parfum de liberté qu'ils respirent, leur apparaissent si naturels, qu'ils ne s'en émerveillent même plus. C'est son absence qui fait prendre conscience du caractère unique, quasi miraculeux, de la liberté. J'ai encore en mémoire un voyage que je fis en Roumanie en décembre 1981. Lorsque mon avion, après à peine deux heures de vol, se posa à Bucarest, j'ai eu l'impression, physique, de manquer d'air. Je n'étais pourtant pas à 4.000 mètres d'altitude comme à La Paz : simplement en Roumanie sous le régime Ceausescu. Pour économiser l'énergie, les « lumières de la ville » étaient réduites au minimum. L'atmosphère était tout simplement crépusculaire et évoquait dans sa détresse inhumaine une bande dessinée d'Enki Bilal, la modernité architecturale en moins.

Bien sûr, il y a d'autres interprétations, moins romantiques et plus concrètes au décalage qui existe entre le regard des non-Européens et celui des Européens. Les premiers ne sont pas nécessairement confrontés à la réalité du chômage (celui des jeunes en particulier). Ils ne voient pas, non plus, des candidats aux élections s'affronter dans des duels télévisuels, qui sont, tout à la fois, des gages de démocratie et des monuments d'ennui.

Comment convaincre les Européens - de plus en plus cyniques, désabusés et moroses et qui n'ont pas connu l'Europe de l'Est et le mur de Berlin - qu'ils demeurent des « privilégiés » dans le monde ? Comment faire en sorte que l'Europe ne soit pas le secret le mieux gardé d'Europe ?

Cette interrogation était au coeur des débats d'une conférence organisée le 9 mai à Berlin, sur le thème de « L'Europe : rêve et réalité » par la fondation Alfred Herrhausen. Au moment où, à Moscou, la Russie célébrait sa victoire sur le nazisme, les Allemands célébraient la renaissance de l'Europe dans la paix et la réconciliation, en invitant des non-Européens comme des Européens à confronter leurs visions respectives de l'Europe.

Chinois, Brésiliens, Indiens, Américains - qu'ils fussent artistes, écrivains, intellectuels ou diplomates, dissidents ou officiels - étaient tous porteurs d'un même message. L'Europe est plus que jamais un modèle et une source d'espoir. A leurs yeux « le Rêve européen » demeure bien réel, même s'ils sont aussi bien conscients du décalage qui peut exister entre leurs perceptions et celle des Européens.

Un participant européen décrivait, de manière très concrète, l'attraction que l'Europe exerçait toujours en rapportant les propos du directeur d'une institution de recherche européenne. « Je vous paye au tarif en vigueur aux Etats-Unis et en plus je vous offre l'Europe. » Avec cet « argument irrésistible », il n'avait aucun mal à recruter des chercheurs de haut niveau.

L'Europe demeure un continent, qui tolère moins les inégalités absolues que l'Amérique, qui fait plus attention au respect de la nature et de l'environnement que le reste de la planète, qui oppose la cohésion sociale au déchaînement de l'individualisme. C'est enfin et surtout le continent de la liberté et de la paix, deux dimensions qui font cruellement défaut à la majorité de l'Asie et du Moyen-Orient, sans parler de l'Afrique.

Cette Europe positive, dynamique, confiante, ouverte sur elle-même et sur les autres, il est peut-être plus facile de la percevoir à Berlin que dans toute autre capitale européenne. Londres est cosmopolite, Rome est un musée, et Paris est… Paris, une ville légitimement fière de sa beauté unique, mais distante, sinon froide.

A Berlin, une ville qui porte encore les traces des deux tragédies que constituèrent le nazisme et le communisme, une renaissance s'effectue, dans le respect de l'histoire et de ses victimes. La dernière et la plus symbolique manifestation de cette renaissance est la reconstruction au coeur de la ville du Berliner Schloss, le château royal brûlé dans les bombardements de 1945, dont les façades, encore debout, furent détruites par le régime de la RDA pour laisser place à l'hideux palais de la République.

Le site actuel devrait ouvrir en 2019, le château devant contenir, entre autres, un musée d'une nouvelle ethnologie ouverte sur le monde et respectueuse de la dignité et de la diversité des autres. Après avoir été dans ses élargissements successifs, la démonstration de l'ambition grandissante des Hohenzollern, le château de Berlin deviendra ainsi l'un des symboles lumineux de l'ouverture d'une nouvelle Europe. En cette année, où l'on commémore à la fois le centenaire du début de la Première Guerre mondiale, le 75e anniversaire du début de la Seconde, le 70e du débarquement en Normandie et le 25e anniversaire de la chute du mur de Berlin, l'Europe, qui n'est plus le coeur du monde serait-elle incapable de transmettre à ses citoyens, un message de modestie, d'espoir et de confiance ?

Dominique Moïsi est professeur au King's College de Londres, est conseiller spécial à l'Ifri.