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Le centre-ville d'Istanbul vient de connaître une nouvelle phase d'échauffourées. La tension ne semble pas baisser. Jusqu'aux petites heures du jour, ce sont encore des milliers de manifestants de tous âges - des çapulcu dans le langage du premier ministre Recep Tayyip Erdogan, des «pilleurs» - qui n'hésitent pas à remonter plusieurs fois une barricade aussitôt renversée par les véhicules blindés.
Le parc de Gezi, situé en bordure de la place Taksim, et déclencheur surprise de ce vaste mouvement, reste encore une citadelle assiégée où la police hésite à pénétrer. Comme les pas d'une valse bien maîtrisée, chacun joue son rôle avec enthousiasme et passion. Les jeunes dansent au son d'une musique libertaire ; la police à celle plus rythmée des canons à eau et du bruit sourd des grenades fumigènes. Mais ce n'est pas d'un ballet qu'il s'agit en ce centre vital d'Istanbul, mais du plus grand mouvement de contestation civile que connaît la Turquie depuis des décennies. Beaucoup de personnes rencontrées remercient, avec humour, le mépris et l'arrogance de leur «cher» premier ministre, pour avoir donné la chance aux opposants de se retrouver ensemble contre son autoritarisme. Les mots durs des premiers jours de Recep Tayyip Erdogan ont enflammé les esprits. Il aurait été facile par quelques formules bien choisies de désamorcer cette escalade dangereuse.
Mais là n'est pas son credo. Au contraire, il n'a cessé de jeter de l'huile sur le feu en insultant les manifestants, en maintenant ce projet inepte de reconstruction - à la place du parc de Gezi - d'une ancienne caserne ottomane et, encore, en appelant ses supporteurs à la rescousse pour jouer sur la division inconsciente d'un pays en deux camps, les «musulmans» contre les «laïcs». Thème récurent de la politique turque.
Si l'on parle beaucoup d'Istanbul, la révolte s'est répandue comme une traînée de poudre dans beaucoup de villes en Turquie. Des manifestations quotidiennes ont eu lieu dans la capitale Ankara, à Izmir, Rize, Tunceli, Adana ou Antalya, des villes représentant les différents centres et pourtours du vaste plateau anatolien. Il semble même qu'à Kayseri - ville ultraconservatrice - des gens aient osé défier la pesanteur sociale en exprimant à visage découvert leur désaccord avec la politique de l'AKP, le parti du premier ministre, au pouvoir depuis 2002. Quant aux régions kurdes de l'Est, à de rares exceptions près, elles n'ont pas encore bougé, attendant un signe d'Abdullah Öcalan, le chef du PKK - le Parti kurde des travailleurs - qui, de sa prison, s'il a salué la foule de Gezi, n'a pas donné de consignes précises. Si les Kurdes décidaient de participer en masse à la contestation, les événements prendraient une autre tournure, comme la fin du processus de paix récemment négocié avec le PKK. Il ne faut pas le souhaiter. À Istanbul encore, des manifestations quotidiennes continuent à se dérouler dans les quartiers alévis d'Eyyüp ou de Gazi, ces derniers étant très attachés au sécularisme et contre la politique «islamisante» du premier ministre. Les alévis sont entre 15 et 20 millions de citoyens. L'issue de ces semaines reste encore incertaine. Le choix des mots est important: il ne s'agit ni d'un Mai 68, ni d'un «printemps arabe» à rebours, ni même d'un Occupy Wall Street, car la Turquie possède ses propres raisons d'en arriver là.
Au plan intérieur, le rôle de rassembleur de Recep Tayyip Erdogan n'est plus accepté, même en son propre camp. La bonne santé apparente de l'économie turque ne suffit plus pour contenter les aspirations démocratiques des gens. Une série d'élections l'année prochaine, dont les municipales, seront un bon test de sa popularité, comme celui du projet de réforme de la Constitution vers un régime présidentiel. Recep Tayyip Erdogan voulait se maintenir à cette fonction taillée sur mesure jusqu'en «2023», date du centenaire de la République fondée par Kemal Atatürk, et dont le portrait redevient à la mode… Il y a encore quelques mois ce scénario était envisageable, il devient caduc.
Quant à l'international, les dégâts sont encore plus considérables. L'édifice patiemment monté depuis dix ans pour présenter son parti comme «démocrate-musulman» au lieu d'«islamo-conservateur» s'est effondré. Il n'est plus possible d'appeler le modèle turc à la rescousse - par facilité intellectuelle - pour les pays «arabes». Il ne s'agit pas du seul procès d'un homme politique, celui de Recep Tayyip Erdogan trahi par sa mégalomanie, mais aussi celui d'un système, celui de l'AKP, au pouvoir depuis trop longtemps et rongé par les affaires de corruption, de népotisme, l'asservissement des médias, les atteintes répétées à la liberté d'expression et, surtout, la manipulation des symboles religieux de l'islam à des seules fins politiques. La grande énigme reste de savoir qui pourrait le battre aux élections. Pour l'instant, personne ne semble à la hauteur. On peut supposer - en l'absence de sondages - que sa popularité demeure importante dans son électorat de base. Pour beaucoup de Turcs, Gezi est déjà une victoire, celui de la fierté retrouvée.
* L'auteur vit à Istanbul.