Tribune
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Publié le 17 Janvier 2013

Qui est derrière l'assassinat des militantes kurdes à Paris? Des pistes, dont la Syrie

 

Par Ariane Bonzon, journaliste, spécialiste de politique étrangère. Elle a été en poste à Istanbul, Jérusalem et Johannesburg, vit et travaille actuellement entre la France et la Turquie. Dernier ouvrage paru: Dialogue sur le tabou arménien, d'Ahmet Insel et Michel Marian, entretien d'Ariane Bonzon, ed. Liana Levi, 2009.

 

Frapper Sakine Cansiz, c'est frapper Abdullah Öcalan. Mais c'est également frapper la Turquie, qui négocie avec le chef du PKK emprisonné depuis 1999. Or, si le processus de paix capote, le régime syrien peut continuer à user de la carte kurde dans son bras de fer avec Ankara...

 

Trois militantes kurdes, Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Soylemez ont été retrouvées mortes dans la nuit du 10 janvier dans les locaux du Centre d'information du Kurdistan.

 

Il n’est pas exclu que Sakine Cansiz ait été la cible principale de celui ou de ceux qui ont perpétré ces assassinats mercredi dans le bureau politique parisien du PKK.

 

Celle qui se faisait aussi appeler «Sara» était l’une des plus anciennes compagnes de lutte d’Abdullah Öcalan. Originaire de Dersim, en Turquie, de confession alévie, Sakine Cansiz avait rejoint le chef du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) peu de temps après la création du parti en 1978.

 

Elle a combattu dans les montagnes, elle a été arrêtée et torturée dans les prisons turques, avant de demander l’asile politique en Europe. Elle était en France depuis 2007.

 

Comme la plupart de ces combattantes, Sakine Cansiz n’était pas mariée, si ce n'est à la cause du PKK et à celle d'«Apo».

 

Frapper Sakine Cansiz, c’est donc frapper Abdullah Öcalan, alors qu’il négocie de sa prison d’Imrali avec les services secrets turcs et qu’on venait tout juste d’apprendre qu'un accord-cadre serait en vue.

 

Mais c’est aussi frapper les autorités turques qui ont repris non sans mal et sans risques ces négociations secrètes après un premier échec.

 

Né en 1949, Abdullah Öcalan suit des études de droit et sciences politiques à Ankara. À la fin des années 1970, l’extrême gauche turque est effervescente. Après les deux premiers coups d’État militaires, un groupe d'étudiants fonde le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), un parti révolutionnaire, marxiste-léniniste, qui prône l'avènement de l'homme nouveau. Le problème kurde y est perçu comme une question coloniale intérieure. L'approche se veut moderne, antiféodale. Le parti rejette toute hiérarchie, mais Öcalan réussit à s'imposer assez vite à sa tête.

 

L'idole devenue traitre?

 

Dans les années 1990, cela tourne au véritable culte de la personnalité. À cette époque-là, il vit à Damas, en Syrie, entouré de sa cour. C'est alors que les premières critiques apparaissent, l'accusant de consacrer plus d'argent à la télévision kurde qu’il a créée qu’à la guérilla.

 

Mais il n'y a pas de places pour les dissidents. Ni non plus pour les relations amoureuses entre combattants. Autoconfessions, camps de rééducation dans la plaine de la Bekaa au Liban, éliminations et exécutions sommaires pour les «traitres». Les méthodes sont staliniennes même si le parti abandonne officiellement le marxisme-léninisme en 1995.

 

Pourtant quatre ans plus tard, le PKK est sur le point d'imploser. Yeux bandés dans un avion qui le ramène de Nairobi, après une cavale de Russie au Kenya, via la Grèce et l'Italie,  Abdullah Öcalan vient d’être attrapé et remis aux services turcs, sans doute par la CIA et le Mossad.

 

«Ma mère est turque, j’aime la Turquie» sont ses premiers mots de captif. Un choc pour les militants. Ils tentent de se rassurer: ses gencives noires porteraient la marque de la morphine qu'on lui a injectée, il n'a pas tous ses esprits, se disent-ils.

 

Quelques semaines plus tard, nouveau choc: Öcalan appelle à l’arrêt de la guérilla en Turquie, elle doit se replier à l'extérieur des frontières ou bien se rendre. Il y aura quelques redditions, mais ceux qui ont obéi à l’ordre d’Öcalan ont eu tout le temps de le regretter, du fond de la prison turque où ils attendent toujours une amnistie.

 

Une question commence alors à tarauder certains responsables du PKK, elle ne quittera plus de leurs têtes: Öcalan n’est-il pas en train de les trahir?

 

Öcalan est-il en capacité de négocier?

 

L'arrivée au pouvoir du parti de la Justice et de la prospérité (AKP) en 2002 en Turquie allège un peu l'atmosphère. Les islamo-conservateurs n'ont pas les mêmes blocages et préjugés que les autres partis nationalistes turcs. Et puis, l'AKP a une carte électorale à jouer, celle de la solidarité religieuse entre Turcs et Kurdes de Turquie. Nombre de ces derniers  rejettent un «PKK, communiste et athée».

 

De 2009 à 2011, un premier round de négociations secrètes avec Abdullah Öcalan échoue. Le second round a commencé il y a quelques semaines.

 

Alors de nouveau, au sein du PKK, certains s'inquiètent. Voilà treize ans qu'Öcalan est emprisonné, isolé. Des visiteurs européens ont pu l'examiner à deux reprises et n'ont pas relevé de séquelles de tortures physiques. Mais quid de son état psychique, c'est-à-dire de sa capacité à négocier?

 

Les responsables et supporters du PKK espèrent une vraie autonomie pour les Kurdes en Turquie, comme celle qui a pris place en Irak du Nord et peut-être demain en Syrie, avec un drapeau, un gouvernement, une autorité.

 

Pas question de demi-mesures. Pas question d'abandonner la guérilla sans rien obtenir alors qu'une reconfiguration régionale est en cours, conjoncture plus porteuse que jamais pour les Kurdes. L'aile dure veille.

 

Ankara joue gros

Öcalan a-t-il bien conscience des réalités? Le traumatisme de ce qu'il faut bien appeler la «trahison» de 1999, est toujours là, chez certains cadres du PKK –même si aucun ne l'avouera à un «étranger».

 

Du côté d'Ankara, l'enjeu est tout aussi crucial de mettre un terme à ces vingt-sept années de guerre civile qui a causé quelque 40.000 morts. Le gouvernement joue gros, très gros. Il est entravé par une extrême droite turque, ultranationaliste, qui l'accuse de céder devant le PKK et il est confronté à une opposition qui dénonce sa politique offensive vis-à-vis de la Syrie.

 

Ce round-là, c'est l'ultime chance du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan d'éviter une sorte de sécession kurde, de signer une paix des braves, et de reprendre l'initiative après les échecs régionaux successifs qu'il a subis avec le soulèvement syrien et avant espère-t-il, devenir le premier président de la République de Turquie élu au suffrage universel.

 

Qui aurait donc intérêt à saper ce processus? Sans exclure complètement une action provenant des milieux turcs d’extrême droite par le biais d'agents doubles ou infiltrés, ni un règlement de comptes intra-PKK, c'est peut-être plutôt du côté de la Syrie qu'il faut regarder.

 

En faisant assassiner Sakine Cansiz, les commanditaires créditent l'idée d'une profonde scission au sein du PKK, ce qui permet de saboter l'autorité d'Abdullah Öcalan et du même coup les chances du gouvernement turc de parvenir à un accord.

 

Un résultat qui pourrait tout à fait convenir à Damas. Si le processus de paix capote, le régime syrien peut continuer à user de la carte kurde dans son bras de fer avec Ankara.

 

Ceci n'est qu'une hypothèse parmi d'autres, certes, mais elle revêt une certaine crédibilité lorsqu'on sait que les Kurdes syriens du PYD-PKK ont beaucoup à perdre d'une paix turco-kurde, laquelle diminuerait leur importance stratégique aux yeux du régime de Bachar el-Assad, donc leur perspective d'autonomie. Et quand on se souvient que le chef du PKK syrien, Ferman Hussein est un ennemi notoire de Sakine Cansiz. 

 

En billard, cela s'appelle un coup à plusieurs bandes.