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L’annonce de l’attribution du prix Nobel de la paix à l’Union européenne (UE), le 12 octobre 2012, a fait couler beaucoup d’encre. Il est donc inutile de revenir sur la polémique. Désormais, il n’est qu’une seule question qui vaille vraiment la peine d’être posée : que va faire l’Europe de cette prestigieuse distinction, l’exposer dans un musée, ou s’en servir pour poursuivre son œuvre ? On peut déjà entrevoir ce qu’il pourrait advenir dans le choix des personnalités qui ont été désignées pour faire le "voyage d’Oslo" et recevoir cette reconnaissance au nom des 500 millions d’Européens.
La mémoire des peuples ?
Les citoyens européens que nous sommes évoluent dans un grand espace sans frontières et sans affrontements entre ses membres depuis plus de 60 ans. À force d’y vivre, nous ne mesurons plus ce que cela a d’exceptionnel. Pour s’en convaincre, il suffit simplement de regarder régulièrement les informations : "La paix est une île, la guerre un lieu commun". C’est cette vérité première qu’a rappelé le Comité Nobel : "L’Union et ses ancêtres contribuent depuis plus de six décennies à l’avancement de la paix et à la réconciliation, la démocratie et les droits de l’homme en Europe".
Quel progrès, depuis l’Europe des empires rivaux qui ont été à l’origine de nombreuses guerres. De leurs entrailles ont surgi les nationalismes qui, à leur tour, ont généré nombre de conflits. Puis, après deux conflagrations mondiales, les belligérants d’hier ont décidé conjointement de bâtir une union d’intérêts partagés. Le succès de cette entreprise ne se mesure pas en de belles paroles, mais au nombre de candidats qui frappent à sa porte, en particulier après la chute du mur de Berlin.
Peut-on faire l’économie de l’histoire ?
Pour autant, les critiques ne peuvent être passées sous silence. Par exemple l’incapacité de l’UE à agir sur les conflits qui se développent à sa porte, comme en ex-Yougoslavie, ou les inégalités encore présentes, ou encore son faible poids économique sur un marché globalisé et en crise. Tout ceci est vrai, mais ne disqualifie pas pour autant le projet européen, comparé aux autres systèmes. Car ce n’est pas un absolu qui a été couronné, c’est une union de femmes et d’hommes avec toutes les limites que cela sous-entend. Cette construction, même imparfaite, n’est pas une abstraction. Née d’une histoire tumultueuse, et face aux défis du monde postmoderne, elle offre à ses citoyens un modèle de vivre ensemble enviable. La démocratie, la liberté d’expression et de culte n’ont pas de prix. Ou plutôt si, celui du sang de tous ceux qui se sont battus pour que nous puissions en jouir, aussi simplement que de respirer.
L’identité européenne : entre dissolution et morcellement
Alors que l’UE est une réalité tangible avec des réalisations réelles et un bilan dont elle n’a pas à rougir, l’identité européenne, par contre, se cherche toujours. Ce n’est pas un projet figé, mais une dynamique et à chaque fois qu’elle hésite, les détracteurs de la construction européenne gagnent du terrain.
Des institutions impersonnelles : l’UE s’est dotée d’institutions supranationales dont le fonctionnement reste encore largement incompréhensible pour une majorité. Bruxelles n’est pas perçue comme la capitale de l’Europe. Mais comme un lieu impersonnel d’où émanent des textes règlementaires devant être transposés dans les droits nationaux et bien éloignés des préoccupations quotidiennes. Ainsi, l’Union est assimilée le plus souvent à une entité essentiellement administrative à vocation d’homogénéisation se faisant au détriment des pays, et à laquelle il est difficile de s’identifier.
Le régionalisme renaissant : dans ce vaste ensemble, même si les États restent omniprésents, leurs contours ont perdu de leur netteté. En réaction, il semble que cela ait entraîné un repli identitaire de proximité, avec un renforcement des revendications régionales. Citons le référendum pour l’indépendance de l’Écosse qui est programmé pour 2014, ou la tentative pour le moment avortée de la Catalogne, dont le gouvernement espagnol ne veut pas entendre parler. Plus préoccupante est la victoire de la droite indépendantiste flamande du NVA (Nieuw-Vlaamse Alliantie) aux élections communales et provinciales qui risque de faire imploser le Royaume d’outre-Quiévrain, le pays que les Européens se sont choisi pour installer leur parlement. Cette éventualité est bien réelle et aucune solution de remplacement n’a encore été envisagée.
Les extrémismes en embuscade :en période de crise économique et identitaire, les extrémistes se montrent de plus en plus actifs. Ainsi, en Grèce, surfant sur la "crise de la dette publique", un parti néonazi, Aube Doré, a fait son entrée au Parlement, avec pour fonds de commerce le souverainisme, la xénophobie, l’antisémitisme et le négationnisme. Une autre menace est l’islamisme sous ses différentes formes. Avec un visage politique comme le groupuscule Sharia4Belgium qui ne cache pas sa volonté d’imposer aux autres sa vision du monde. Jusqu’à la dérive djihadiste comme on l’a vue en France, où des convertis récents à l’islam radical projetaient de réaliser un attentat comparable à celui de la synagogue de la rue Copernic.
L’Europe un phare pour les nations
Si la mission centrale de l’UE est le partage de valeurs communes afin de réduire les disparités et d’assurer la cohésion de l’ensemble, au-delà de la lettre et de la loi, il devient prioritaire de remettre de l’humain et du sens dans les institutions.
Une Europe uniformisée et impersonnelle n’est ni un projet souhaitable, ni viable. Ce serait oublier que ce continent est constitué d’une grande variété de populations et de cultures, ce qui en fait sa richesse. Il est de la nature même du vivant de produire de la diversité. Il faut donc impérativement trouver un point d’équilibre entre le collectif et le respect d’une pluralité d’êtres. C’est à cette seule condition que les citoyens pourront se reconnaître en ce projet et se le réapproprier.
Les grandes valeurs fondatrices et humanistes semblent quelque peu dépassées, laissant les vieux démons de jadis refaire surface. Ainsi, l’on voit une résurgence inquiétante de l’antisémitisme traditionnel ou prenant le masque de l’antisionisme, 70 ans après la Shoah, sur le continent qui l’a planifié et mis en application. Il est impossible également de fermer les yeux sur ce que l’on fait subir aux Roms, chez eux et dans les autres pays de l’Union. Ironie de l’histoire, sait-on seulement que cette appellation signifie "homme accompli" ? Cela n’a jamais été aussi éloigné de la réalité. Le recul des valeurs se mesure également par l’acceptation de revendications à caractère politique qui aboutit à une perte d’égalité et de liberté touchant en particulier les femmes. Tolérer même à demi-mot la polygamie ou l’enfermement, qu’il soit social, vestimentaire ou physique, au nom d’une pseudo-spécificité culturelle, est inadmissible. Ce n’est pas conforme aux idéaux de l’Europe et de la démocratie en général. Ces valeurs se doivent d’être défendues à nouveau avec fermeté et appliquées à la fois par les institutions européennes, nationales et par tous les citoyens.
Une Europe des peuples et des citoyens qui la composent
Si le projet européen échoue, c’est-à-dire s’il ne se renouvelle pas, s’il ne se donne pas un sens en phase avec notre époque, ce sera non seulement une régression pour nous, Européens, mais pour le monde entier. Car il n’y a pas actuellement de projet alternatif. C’est une référence, pour tous les modérés et tous les démocrates, surtout dans les pays où la population lutte pour conquérir ses droits les plus élémentaires. Nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins, où institutions et citoyens doivent faire un parcours inverse pour se rejoindre et faire œuvre commune. L’Europe n’est pas une statue figée, mais un processus dynamique, et il est plus que temps de reprendre la route, car nous sommes condamnés au succès.
Aussi, si nous voulons que ce prix Nobel soit un ticket pour l’avenir et non pas une célébration de la mémoire, ce n’est pas aux seuls représentants des institutions et des 27 États européens qu’il faudrait le remettre. Il conviendrait d’adjoindre aux trois Présidents, José Manuel Barroso (Commission européenne), Herman Van Rompuy (Conseil européen) et Martin Schulz (Parlement européen), une délégation d’enfants issus de tous les membres et de tous les peuples de cette Union. Ce faisant, cela adresserait au monde un message à la charge symbolique puissante qui matérialiserait le passage intergénérationnel d’un flambeau multiculturel afin de promouvoir la pérennité de l’engagement. Car comme le dit Élie Wiesel, lui-même prix Nobel de la paix : "Quand l’enfant naît, il naît avec toutes les nuances du monde. Il a ses exigences, ses ambitions. C’est l’enfant en moi qui me crée".
Hagay Sobol est professeur des Universités et médecin des Hôpitaux. Il est président du Centre Culturel Edmond Fleg et membre du Collectif « Tous Enfants d’Abraham ».