Tribune
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Publié le 25 Avril 2012

Rezso Kastner, "Le juif qui négocia avec les nazis" : un film à ne pas manquer

Par Pierre Itshk Lurçat

 

Dans le cadre des programmations du Yom Ha-Shoah vé Haguévoura, la deuxième chaîne de télévision israélienne diffusait hier soir le film de Gaylen Ross, « Killing Kastner », qui sort ces jours-ci en salle en France. Ce documentaire aborde une affaire qui défraya la chronique en Israël dans les années 1950, et pose des questions importantes sur les rapports entre l’État juif, le mouvement sioniste et la Shoah.

Le film de Ross, disons-le d’emblée, est passionnant et captivant, tant par l’intensité des témoignages recueillis que par la manière dont il est réalisé, comme un véritable thriller. Il dresse un portrait fascinant de Kastner, jeune journaliste juif hongrois qui négocia, au péril de sa vie, avec le Troisième Reich et sauva des centaines de Juifs hongrois de la déportation et de la mort.

 

Attaqué avec virulence par Malchiel Grunwald, Katsner se défendit lors d’un procès retentissant qui fut, bien avant le procès Eichmann, le premier débat public sur la Shoah dans le jeune État d’Israël. Au terme de dix-sept mois de procédure, le juge Binyamin Halevi conclut que Kastner – qui s’était transformé de plaignant en accusé au cours du procès – avait « vendu son âme au diable », scellant ainsi, de l’avis de certains, le sort de ce dernier, qui tomba sous les balles de Zeev Eckstein en mars 1957.

 

 Au-delà des révélations et des questions que soulève le film (et notamment celle du rôle obscur d’Eckstein, qui se dit victime d’une manipulation de la part du Shin-Beth, le service de sécurité intérieure, ce qui évoque immanquablement d’autres crimes politiques en Israël…), le documentaire pose la question essentielle de savoir qui est un héros, dans l’État juif de l’époque et aujourd’hui.

 

Qui est un héros ?

 

« Israël préfère les héros morts, comme Hanna Senesh (jeune femme parachutée en Hongrie qui finit tragiquement), aux héros vivants comme Kastner », affirme en substance la petite-fille de celui-ci, qui est une des principales protagonistes du film. Cette accusation rejoint celle, souvent entendue – y compris dans la bouche d’universitaires et d’historiens israéliens – selon laquelle l’État juif aurait oublié et méprisé les Juifs d’Europe, victimes et survivants de la Shoah, préférant exalter le « mythe » des combattants du ghetto de Varsovie, à des fins politiques et pédagogiques.

 

Les choses sont, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, plus complexes que ne peuvent le laisser croire des accusations rapides, y compris celles formulées dans le film de Gaylen Ross. En réalité, le Yishouv fit beaucoup pour tenter d’enrayer la catastrophe et de sauver les Juifs d’Europe. Ben Gourion lui-même, trop souvent calomnié par les historiens postsionistes et par ses adversaires des cercles proches de Martin Buber, notamment, participa activement aux tentatives de sauvetage, comme le rappelle l’historien Tuvia Frilling *.

 

En réalité, explique George Bensoussan dans son livre Un nom impérissable, « Ben Gourion témoigne de l’idéologie volontariste du mouvement sioniste : il écarte l’événement sur lequel il n’a pas de prise. Cette feinte indifférence donne l’illusion de l’apathie, alors que l’impuissance en est le véritable mobile… Selon Frilling, Ben Gourion et le Yishouv auraient beaucoup tenté en secret pour secourir les Juifs d’Europe. Mais mis en échec, ils ont préféré garder le silence ».

 

Le silence fut aussi l’attitude choisie par « Le Vieux » dans l’affaire Kastner, abandonnant à son sort le journaliste et politicien qui appartenait pourtant au Mapaï… Cet abandon est une des zones d’ombre soulevées par le film de Gaylen Ross, qui mérite d’être vu et complété par la lecture d’ouvrages sur ce sujet complexe et passionnant.

 

 Les critiques faites contre la direction du Yishouv comportent une part de vérité, tout en étant souvent exagérées ou utilisées à des fins polémiques. Il n’en demeure pas moins que le personnage de Kastner est un héros ambigu, qui convient sans doute à notre époque et à un certain public occidental. L’État juif, toujours en guerre depuis sa fondation, préfère pour sa part les héros plus entiers et moins ambivalents, comme Yossef Trumpeldor, Hanna Senesh ou Yoni Nétanyahou (pour n’en citer que trois). En France et en Europe, on commémore la Shoah, tandis qu’en Israël, nous commémorons la « Journée du Souvenir de la Shoah et de l’héroïsme » (Yom HaZikaron la Shoah vé Haguévoura). La différence est de taille…

 

Note :

* Tuvia Frilling, Critique du postsionisme, réponse aux ‘Nouveaux historiens’ israéliens, In Press 2004, cité par G. Bensoussan, Un nom impérissable, Israël, le sionisme et la destruction des Juifs d’Europe, Seuil 2008.