Tribune
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Publié le 21 Juillet 2014

Robert Wistrich : "L'Europe face à la renaissance de l'antisémitisme"

Par Alexis Lacroix, publié dans Le Point le 18 juillet 2014

L'historien israélien décrypte le néo-antisémitisme qui sévit en Europe en proie à un choc des cultures. Selon lui, la réponse à ce fléau est insuffisante.

Robert Wistrich est l'un des plus éminents historiens contemporains de l'antisémitisme. De Jérusalem, où il travaille et enseigne, à la tête du Centre international pour la recherche sur l'antisémitisme Vidal-Sassoon à l'Université hébraïque, cet Israélien d'origine britannique, né en 1945 au Kazakhstan dans une famille polonaise, pose un diagnostic sans concession sur le néo-antisémitisme. Certain que, durant la dernière décennie, des "fils" de haine contre les juifs se sont tissés et ont créé une alliance implicite entre l'extrême droite, l'extrême gauche et l'islam fondamentaliste, Wistrich pointe les effets délétères de ce qu'il nomme "la focalisation obsessionnelle sur Israël". Cet intellectuel engagé, auteur d'une vingtaine d'ouvrages sur le sujet, sonne l'alarme et en appelle à un sursaut des Européens. Ces derniers devraient, selon lui, à la fois dépasser les impasses du politiquement correct et leur résignation devant "l'affaiblissement de la volonté politique". Explications.

Photo D.R.

Le Point : Après les attaques antisémites sur le sol européen (à Bruxelles le mois dernier, à Toulouse il y a deux ans), l'Europe vous semble-t-elle à nouveau submergée par la passion antisémite ?

Robert Wistrich : Au préalable, il me semble que nous devons considérer la résurgence de l'antisémitisme dans une évolution de long terme. C'est une passion qui ne cesse de changer de forme. Ce qui se rejoue sous nos yeux, c'est la recombinaison d'éléments anciens, qui appartiennent à une très ancienne obsession. Les attentats qui nous ont tant horrifiés relèvent de la logique du djihad, mais cette dernière logique ne donne pas tous ses traits à l'antisémitisme actuel.

Que voulez-vous dire, exactement ?

Que l'antisémitisme actuel "mixe" des traits venant de l'extrême droite nationaliste, de l'extrême gauche anticapitaliste, avec des éléments issus de la judéophobie chrétienne traditionnelle. La caractéristique du néo-antisémitisme, toutefois, c'est de reprendre à son compte tous ces traits en les associant à une focalisation obsessionnelle sur Israël.

Derrière les gestes de Nemmouche et de Merah, il y a donc un anti-israélisme démonologique, c'est cela ?

C'est une hypothèse qui ne me paraît pas erronée. Mehdi Nemmouche comme avant lui Mohammed Merah avaient été radicalisés par le djihad avant leur retour sur le sol européen. Il apparaît que, pour l'un comme pour l'autre, l'antisémitisme a eu le rôle de "facilitateur" du passage à l'acte, car il comportait, en son coeur, une représentation paranoïaque et complotiste : l'assimilation d'Israël, et par-delà du peuple juif comme tel, au siège des forces du mal.

Et cette vision conspirationniste appartient au cours le plus intérieur de l'histoire de l'antisémitisme ?

Oui. Ce trait nous reconduit d'ailleurs à la longue durée de l'histoire de l'antisémitisme. Dans ses versions nationaliste ou anticapitaliste, l'antisémitisme européen du XIXe siècle a toujours comporté une forte dimension conspirationniste : soit les juifs étaient vus comme des agents de dissolution de l'organicité nationale, soit ils étaient anathémisés comme "classe possédante" ; soit, en France, par exemple, ils ont été pour l'"anti-France", soit ils ont été dénoncés comme des ennemis de la classe ouvrière et des humbles. Avec la démonologie antisémite, le mal a enfin une adresse : derrière tous les maux du monde, que ce soit en Europe, en Amérique, au Moyen-Orient ou ailleurs, on postule magiquement la présence du peuple juif. Au XIXe siècle, cette pensée conspirationniste se cristallisa dans la dénonciation, chère à l'abbé Barruel, du "complot judéo-maçonnique". Reprise par les fascismes européens dans les premières décennies du XXe siècle, cette idée fixe acquit alors une dimension performative, comme chez les Frères musulmans, fondés en Égypte au milieu des années 20.

Et qui ont mis eux aussi la dimension conspirationniste au coeur de leur vision du monde...

Absolument ! Pour la confrérie fondée par Hassan el-Banna, comme pour une large part du mouvement islamiste, la mission des juifs sur terre serait de subvertir et de détruire l'islam. Il fallait tout mettre en oeuvre pour prévenir cette destruction... Ce que vous observez, d'ailleurs, au Moyen-Orient, en proie à un affrontement grandissant entre sunnites et chiites, c'est la propension de nombreux islamistes sunnites à accuser les chiites d'être partie prenante d'un "complot juif" ! Et l'accusation inverse a cours aussi, bien évidemment...

Justement. Depuis l'enlèvement et l'assassinat du journaliste américain Daniel Pearl, au Pakistan, en 2002, l'antisémitisme djihadiste s'est-il, selon vous, aggravé ?

À l'échelle planétaire, nous voyons émerger une nouvelle génération djihadiste. Partout, la radicalisation est à l'oeuvre - et particulièrement sur le sol européen. Cette extrémisation n'est pas sans lien avec les ratés de ce qu'on appelle, dans le contexte républicain français, l'"intégration". Mais ce n'est pas la seule clé explicative, à mon avis.

Pourquoi ?

L'Europe est en fait, à mon sens, le théâtre d'un choc des cultures...

Entendu au sens du géopolitologue américain Samuel Huntington, celui du "clash des civilisations"?

Non. Pas prioritairement au sens de Huntington. L'affrontement culturel auquel je pense ne met pas aux prises, comme deux blocs inconciliables, "l'Occident" et "le monde de l'Islam". Ce choc des cultures, c'est plutôt la crise qui traverse un Occident accédant à la conscience que la rencontre de l'islam avec la modernité va être longue et difficile : on y est encore loin de l'émergence de simples notions comme celles d'État de droit, de société civile ou de démocratie. De nombreux Européens sont emplis à ce sujet de pessimisme. Le spectacle de la renaissance de l'antisémitisme renforce leurs appréhensions.

Comme historien et comme citoyen israélien, êtes-vous inquiet pour l'avenir du Vieux Continent, en proie à ce "choc des cultures" ?

Oui. J'ai grandi moi-même en Europe et, quand j'observe les évolutions qui touchent ce continent, je suis frappé par l'affaiblissement de la volonté politique. Les Européens donnent souvent l'impression, face à l'ampleur des problèmes qu'ils ont à régler, de ne pas avoir trouvé le bon échelon de gouvernance. Les récentes élections du Parlement européen me semblent avoir agi comme un rappel au réel. Les élites européennes avaient trop caressé des rêves post-nationaux et les peuples leur ont signifié qu'ils ne partageaient pas ces rêves. Par-delà l'intensité de leur insatisfaction et de leur angoisse face aux problèmes économiques, les populations qui composent l'Union ont souligné dans ce scrutin que le problème identitaire du continent reste, à ce jour, irrésolu. Et elles ont exprimé leur refus de l'oblitération, ou la minimisation, de la menace djihadiste, qui a trop souvent tenu lieu de ligne de conduite politiquement correcte aux élites européennes (comme, d'ailleurs, à l'administration Obama). Le "politiquement correct" procède d'une fuite devant le réel. A contrario, dans les urnes, le 25 mai, les Européens ont montré qu'ils voulaient que soit restaurée la crédibilité de la politique, inséparable de son honnêteté.

Le fondateur du Front national, Jean-Marie Le Pen, s'est encore rendu coupable d'une provocation antisémite. Dans quelle mesure les partis d'extrême droite accompagnent-ils désormais la renaissance de l'antisémitisme ?

Il existe un lien, mais il me paraît de plus en plus indirect. Quoi qu'on pense des tentatives de Marine Le Pen pour "dédiaboliser", comme on dit, son mouvement et pour revendiquer les mânes de la laïcité, il y a clairement une différence entre ce qu'elle représente d'un point de vue idéologique et ce qu'a représenté son père. A l'exception de mouvements comme Aube dorée en Grèce, le foyer incandescent du néo-antisémitisme ne vient plus essentiellement de la droite radicale, mais des formes contemporaines et radicalisées de l'anti-israélisme.

À l'échelle de la France, faut-il mobiliser les valeurs républicaines pour empêcher la propagation de l'antisémitisme ?

À Paris, j'ai été reçu en petit comité à l'Élysée par votre président de la République. J'ai été frappé par sa lucidité. François Hollande comprend peut-être mieux que ses prédécesseurs les problèmes que nous venons d'évoquer. Au cours de nos échanges, il a soulevé cette question : les valeurs de la République sont-elles capables d'agir pour empêcher les forces de déliaison de l'emporter ? Je me suis permis de lui faire remarquer qu'il faudrait alors trouver un moyen de maîtriser l'incitation à la haine qui se déploie dans des cercles islamistes, en faisant appel aux imams et en leur demandant de contrecarrer de façon active l'enseignement islamiste du mépris. Notre échange a été très fructueux.