Tribune
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Publié le 19 Mai 2014

Roumanie : l’extrême droite dépassée

Par Marc Semo, publié dans Libération le 18 mai 2014

Le vieux leader nationaliste Corneliu Vadim Tudor aura bien du mal à se faire élire député. Dans ce pays où l’adhésion à l’Europe est perçue comme rassurante, la rhétorique populiste tourne à vide, comme chez la plupart de ses voisins de l’Est.

Il veut quand même y croire, sillonnant sans trêve le pays pour regagner son siège de député européen. Carrure de déménageur désormais voûtée par les ans, Corneliu Vadim Tudor, fondateur et leader charismatique du parti de la Grande Roumanie (PRM, Partidul Romania Mare), a même failli ne pas pouvoir se représenter en raison d’un «putsch» interne et des difficultés à recueillir le nombre requis de signatures pour déposer sa candidature.

«C’est la preuve que je les dérange beaucoup, ils ont tenté de m’arrêter en amont pour ne pas se compliquer la vie en volant les suffrages», assure de sa voix de stentor ce poète et historien fort en gueule, ancien chantre des époux Ceausescu, reconverti depuis un quart de siècle dans un populisme imprécateur et xénophobe. «Ils», ce sont, pêle-mêle, les «politiciens pourris qui ont pillé le pays», les juifs, les membres de la minorité hongroise, les Américains.

«Il faut gouverner la Roumanie à la mitrailleuse», clamait-il au temps de sa splendeur, appelant «à des exécutions publiques dans les stades pour les corrompus». Ces formules plaisaient, même si personne ne prenait trop au sérieux les provocations verbales de celui qui fut l’ami de Jean-Marie Le Pen. Les deux hommes sont en froid depuis que Tudor l’a prié - sans succès - d’intervenir auprès de la néo-fasciste italienne Alessandra Mussolini pour qu’elle cesse de traiter les Roumains de «voleurs et mendiants». A l’automne 2000, Tudor remporta même 27% des voix à l’élection  présidentielle, se plaçant en seconde position derrière le postcommuniste Ion Iliescu. Mais depuis deux législatures, le PRM n’est même plus représenté au Parlement roumain et les sondages pour ce scrutin européen ne lui accordent qu’entre 2% et 4% des voix.

Enraciné dans le fascisme de l’entre-deux-guerres

Alors que l’extrême droite a le vent en poupe en Europe occidentale, notamment en France, elle décline à l’Est. Quasi disparue du paysage politique en Pologne, elle baisse nettement en Slovaquie et stagne en Bulgarie. La seule exception est la Hongrie où le Jobbik prospère avec quelque 20% des voix sur le terreau spécifique des frustrations identitaires d’une nation dépecée après la Première Guerre mondiale. «Le problème aujourd’hui est chez nous, à l’Ouest - et encore pas partout -, parce que la crise de la nation y est plus forte avec le choc de l’immigration et l’irruption d’une société multiculturelle», note le politologue Jean-Yves Camus. Chercheur à l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques, à Paris), il relève qu’à l’Est, où «les minorités ethniques, malgré des poussées de tension, font depuis toujours partie de la réalité, l’UE reste perçue comme une aubaine».

L’évolution de l’extrême droite roumaine est d’autant plus significative que le nationalisme xénophobe y a des racines profondes héritées du mouvement légionnaire de Corneliu Zelea Codreanu, virulent fascisme tout-puissant dans l’entre-deux-guerres. Ses thématiques furent en partie reprises dans les années 70 par les époux Ceausescu pour affirmer contre Moscou un «national communisme» qui fut, après 1989, le terreau de formations comme le parti de la Grande Roumanie.

Invité régulier des plateaux télé pour doper l’audience, Corneliu Vadim Tudor continue d’amuser par ses invectives, traitant «d’imbécile sans couilles» tel Ministre du gouvernement dominé par les sociaux-démocrates (PSD, ex-communiste). Son numéro est bien rodé, avec ses envolées sur le retour aux frontières de la Grande Roumanie, incluant la Bessarabie, actuelle République de Moldavie, «volée par Staline». Sa rhétorique, pourtant, tourne à vide. «Le succès de Corneliu Vadim Tudor était lié à des facteurs conjoncturels, le choc de la transition à l’économie de marché, mais surtout au flou sur le destin du pays et ses choix de société. Mais dès qu’il a été clair qu’une intégration dans l’UE comme dans l’OTAN était possible, il y a eu une immense volonté du pays de se mettre au diapason des valeurs démocratiques européennes», analyse le philosophe Horia Patapievici.

Faute de projets bien ficelés, à peine 20% des 32 milliards de fonds européens prévus pour la Roumanie entre 2007 et 2013 ont été attribués. Mais l’Union reste une promesse de bien-être. Ni la crise ni les cures d’austérité imposées par le  Président de centre droit Traian Basescu n’ont douché l’enthousiasme : quelque 74% des Roumains estiment que l’adhésion est une très bonne chose. A leurs yeux, l’UE incarne avant tout «la liberté de voyager, d’étudier et de travailler» dans le grand espace communautaire où se sont déjà installés plus de 3 millions de Roumains. Les institutions de Bruxelles sont perçues comme une garantie face à une classe politique largement discréditée. «D’où la faible mobilisation des électeurs, y compris pour ce scrutin, car il s’agit d’envoyer au Parlement européen des politiciens auxquels plus personne ne croit», relève l’écrivain Dinu Adam.

Bruxelles, une protection contre la corruption

L’Europe a ringardisé les grands thèmes de propagande de l’extrême droite. «Les vitupérations de Tudor contre la corruption sont restées de la pure gesticulation alors que la juridiction nationale spéciale mise en place sous la pression de Bruxelles s’est montrée redoutablement efficace», relève Irène Costelian, jeune politologue, rappelant que la DNA (Direction nationale anticorruption) a envoyé derrière les barreaux une dizaine de personnalités politiques importantes, dont l’ancien Premier ministre socialiste Adrian Nastase, une trentaine de Maires, une vingtaine de magistrats et un chef d’état-major. Les imprécations racistes contre les Roms, dont la Roumanie héberge la plus grande communauté au sein de l’UE, ne mobilisent plus comme avant. «Ils partent à l’Ouest, surtout les bandes de délinquants, car il y a beaucoup plus d’argent à se faire dans les cambriolages ou les vols à la tire dans le métro parisien», ricane un conseiller municipal d’une banlieue de Bucarest… Lire la suite.