Tribune
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Publié le 4 Avril 2014

Synthèse historique de la communauté juive de la ville de loannina

Par Aure Récanati, Vice-présidente d'Aki Estamos, les Amis de la Lettre Sépharade

Ioanina est une ville moderne située à 445 kilomètres au nord-ouest d'Athènes. Elle a subi comme tout l'Epire le choc de multiples invasions : Slaves au 6e siècle. Bulgares du 7e au 10e siècle. En 1185, les Normands rasent la ville. Une inscription, maintenant perdue, faisait allusion à une synagogue du 9e siècle. À la fin de la 4e croisade, la ville est sous autorité byzantine et les Juifs sont persécutés. Après la reconquête de Constantinople (1281) par la dynastie Paléologue survient une brève période de tolérance, puis les persécutions reprennent après 1328.

En 1430, Murad II prend la ville. La période ottomane s'étend jusqu'en 1913.

Les Juifs se voient accorder le droit de pratiquer leur religion, d'être jugés par leurs tribunaux et d'être administrés par des membres élus et appointés par la communauté. La situation économique des Juifs, comme des Chrétiens, s'est améliorée malgré de lourdes taxes. Parmi les métiers pratiqués par les Juifs on relève l'orfèvrerie, la fabrication et le commerce des teintures, du textile.

À la fin 15e siècle quelques Juifs d'Espagne et de Sicile arrivent à loannina et s'assimilent à la communauté romaniote autochtone hellénophone, après de nombreuses frictions entre les diverses communautés.

Au 16ème siècle, l'archevêque de Trikala prend la tête d'une insurrection qui s'étend à loannina provoquant le massacre de nombreux Musulmans. L'archevêque est tué, les Chrétiens chassés de leur quartier à l'intérieur de la citadelle et les Juifs sont autorisés à y habiter.

Aux 18ème et 19ème siècles, les relations entre Juifs et Chrétiens sont difficiles. Pendant les fêtes de Pessa'h si les Chrétiens attaquaient les Juifs (en 1829 ils ont brûlé la synagogue), les Juifs, eux, ne manquaient pas de troubler les processions chrétiennes. Les Turcs renforçaient les gardes pendant les périodes de fêtes de chaque communauté.

loannina a été le centre de la révolte contre les Turcs et la capitale du Musulman albanais Ali Pasha qui régna sur un vaste territoire : Epire, Albanie et une grande partie de la Macédoine et du Péloponnèse. Ali Pasha ne faisant aucune différence entre les communautés, mais, ayant sévèrement rétabli l'ordre dans la région, chaque communauté a joui de quarante ans de calme et de prospérité. Ali Pasha, au cours d'une révolte générale contre le Sultan, a été exécuté en 1822, date qui marque le début de la guerre d'indépendance de la Grèce.

En 1840, la communauté avait considérablement augmenté. Elle conservait des liens avec Istanbul, Edirne et d'autres villes ottomanes. Les relations avec les Grecs se détérioraient au point que les Turcs étaient obligés d'assurer une garde spéciale autour du quartier juif, ce qui n'empêcha pas une émigration vers Arta, Préveza et Athènes.

En 1905, une association sioniste pousse au départ vers la Palestine. L'Alliance Israélite ouvre de son côté une école qui importe la culture française.

L'insécurité des routes, où les brigands sont maîtres, limite les échanges. Douze marchands juifs voyageant vers un village des environs de loannina sont saisis par des brigands qui les volent, les tuent, mutilant les corps. À la fin de l'année, 500 Juifs avaient émigré vers Athènes, la Palestine et New York. En 1906, environ 1 000 autres Juifs les ont suivis.

1913 : l'Epire et loannina sont annexés à la Grèce. Les Juifs, ardents supporters de Venizélos, participent à la défense du pays pendant la Première Guerre mondiale. L'arrivée des réfugiés (1923) et la loi instaurant la fermeture des magasins le dimanche (1924) entraînent une émigration principalement vers la Palestine. La grave dépression de 1929 et ses conséquences provoquent une deuxième vague d'émigration vers Athènes.

1941 : il restait 1 950 Juifs à loannina. L'Italie a occupé la ville jusqu'en 1943.

Quelques Juifs de loannina ont formé un groupe de résistance : 22 jeunes ont rejoint l'EAM et d'autres la résistance de droite EDES.

L'occupation allemande débute en septembre 1943. Lorsque les Allemands prennent possession de la ville, ils encerclent le quartier juif et arrêtent deux hommes qu'ils relâchent. Le 4 octobre, ils arrêtent et pendent Nissim Batish et son gendre. Le lendemain, des responsables rassemblent les objets de culte de la synagogue et les cachent dans la crypte de la Vieille Synagogue. Le Rabbin Cabilli a essayé d'acheter les Allemands en leur faisant remettre tous les objets de valeur et les biens des Juifs de la communauté. Pour obéir aux ordres allemands, il a fait revenir les jeunes qui étaient dans la Résistance. Le 1er mars, les Allemands arrêtent le Président Cofinas et trois membres de la communauté. Le 17 mars, Cofinas fait parvenir une lettre à sa femme pour le Rabbin Cabilli confirmant qu'il avait appris le projet de déportation. Le Rabbin Cabilli garde le silence.

Le 23 mars à 3 heures du matin le quartier juif est encerclé, à 5 heures le président de la communauté est informé qu'ils ont trois heures pour se préparer à "l'évacuation" avec 50 kilos de bagages par famille. Le major allemand Afranek avec ses hommes, la police grecque, la police militaire et la police secrète allemandes participent à l'opération.

1 750 Juifs ont été conduits à Larissa et de là à Auschwitz où ils ont pratiquement tous péri. Les meubles et vivres de leurs appartements ont été distribués à la population pour contrer la propagande hostile de l'EAM ; l'EDES exprima sa "pleine approbation"(1).

En 1941, il y avait 1 950 Juifs à loannina.

En 1943, il y avait 1 870 Juifs.

En 1945, il y avait 164 Juifs.

La seule liste de noms de déportés disponible pour cette ville est celle de Yad Vashem

Aure Récanati est l'auteure du Mémorial de la déportation des juifs de Grèce (trois volumes, éditions Erez, Jérusalem, 2005). Frappée par l'absence pour les juifs de Grèce d'un travail analogue à celui mené par Serge Klasfeld en France, elle a patiemment entrepris de collationner à partir de 1997 toutes les informations disponibles sur la déportation des juifs de Grèce en zones d'occupation allemande, bulgare et italienne. Ce travail était rendu d'autant plus difficile qu'il n'existe pas de listes nominatives des convois de déportés pour la Grèce. Ses recherches l'ont notamment conduit à Yad Vashem et au Musée de l'Holocauste de Washington où elle a pu retrouver les fiches de recensement remplies par les chefs de famille saloniciens à la veille de leur déportation.

Note : Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d'Europe. Page 609 : rapport du sous-officier Bergmayer de la police secrète de campagne, groupe 621.