Tribune
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Publié le 7 Juin 2013

Syrie: le Hezbollah abat son jeu

Par Delphine Minoui, envoyée spéciale à Hermel (Liban)

 

Reportage - Bras armé de Téhéran, le mouvement chiite libanais se bat ouvertement au côté du régime d'el-Assad. Revendiquant son rôle dans la reconquête d'al-Qusayr sur les rebelles, le « Parti de Dieu » risque de provoquer une conflagration régionale, alors que le conflit déborde déjà sur le Liban.

Talkie-walkie à la main, il scrute d'un regard triomphant la ville syrienne d'al-Qusayr, petite étendue grise qui apparaît, au loin, derrière de verdoyants vergers. Sa base d'observation de Qasr ne paie pas de mine: le toit d'une maisonnette en ciment inachevée, en plein cœur d'un no man's land ocre qui sépare, à la sortie de Hermel, les postes-frontière libanais et syrien. Fidèle à la tradition du Hezbollah - invisible en temps de paix, visible, mais discret en temps de guerre -, le combattant du «Parti de Dieu» chiite libanais refuse de décliner son nom. Sur sa tenue de camouflage, aucune décoration, aucun grade apparent.

 

Ce mardi 4 juin, il se sent pourtant suffisamment à l'aise pour parler d'une «avancée spectaculaire» contre les derniers rebelles syriens retranchés là-bas, dans cette localité clé qui relie le nord-est de la Bekaa à Damas. «Le boulot est presque terminé. D'ici peu, l'armée syrienne aura repris le contrôle d'al-Qusayr avec notre soutien. La victoire est proche», dit-il. Le lendemain, elle sera officiellement annoncée par Naïm Qassem, le numéro deux du Hezbollah, au terme d'une violente offensive nocturne menée conjointement par l'armée syrienne et les miliciens de son parti. «Nous avons démontré aujourd'hui sans l'ombre d'un doute que le pari de renverser la Syrie relève d'un projet illusoire», s'est-il empressé de marteler, en guise de mise en garde adressée aux autres poches de résistance anti-Assad, et de confirmation officielle de la participation militaire, désormais flagrante, du Hezbollah en Syrie.

 

Propagande bien rodée

 

Le poste-frontière de Qasr, à la périphérie de Hermel, petit fief du Hezbollah sur les contreforts du mont Liban, se trouve à une dizaine de kilomètres d'al-Qusayr. C'est ici que, quinze jours durant, des centaines de combattants du Parti de Dieu ont régulièrement transité pour «aller nettoyer la ville de ses terroristes», selon les termes de notre interlocuteur. Autrement dit: pour décimer une rébellion hétéroclite, composée de soldats de l'Armée syrienne libre (ASL), d'ex-civils reconvertis en guerriers et de membres de Jabhat al-Nosra, ces combattants salafistes tant redoutés par la minorité alaouite syrienne et les chiites libanais. «Vous voyez ces vergers? dit-il en pointant du doigt une enfilade de champs d'oliviers. C'était leur planque pour venir nous attaquer sur notre territoire. Grâce à Dieu, nous sommes parvenus à les repousser.» Un crissement de pneus l'interrompt. Vitres teintées et plaque d'immatriculation sciemment retirée, une fourgonnette noire file à toute allure sur la petite bande de sable qui mène au poste syrien, où flotte le drapeau du régime. Un convoi de nouveaux combattants? Un ravitaillement en armes? À ce sujet, notre hôte reste peu disert. Mais le regard sinon complice, du moins conciliant des soldats chargés de surveiller le poste-frontière libanais suffit à comprendre qu'ici le Hezbollah est roi. Et parfaitement libre de ses allées et venues.

 

C'est qu'à Hermel, bourgade majoritairement chiite de 40.000 habitants très meurtrie par la guerre de 2006 entre le Parti de Dieu et Israël, Hassan Nasrallah est une figure de référence. Les drapeaux jaunes du Hezbollah y côtoient les portraits du secrétaire général de l'organisation chiite, posant seul ou au côté de Bachar el-Assad. Une propagande bien rodée permettant d'appuyer l'éternelle rhétorique de «l'axe de la résistance contre Israël».

 

«La Syrie est la colonne vertébrale de la résistance. Si la Syrie tombe, la résistance sera étouffée et Israël envahira le Liban. C'est pourquoi nous nous devions d'intervenir à al-Qusayr pour nous protéger», avance H., un sympathisant du Hezbollah, pour justifier l'intervention en Syrie. À quelques mots près, il ne fait que paraphraser le discours de Nasrallah du 25 mai, lorsque le chef du Hezbollah a pour la première fois reconnu la présence de ses combattants sur le territoire syrien.

 

La route des convois d'armes

 

L'homme nous reçoit autour d'un thé sucré, dans le salon du QG local de Hermel où défilent clercs enturbannés, combattants en treillis et lunettes de soleil, et militants de l'organisation. Au-dessus du canapé, un Nasrallah en turban noir sur papier glacé salue d'un geste de la main le guide suprême iranien, Ali Khamenei, dont la photo occupe le mur d'en face. L'œil vif, H. poursuit: «Il y a deux ans, quand l'insurrection anti-Bachar a commencé en Syrie, on n'a rien dit. On a laissé brûler les drapeaux du Hezbollah à Deraa. On a fermé les yeux sur les ambulances du Croissant-Rouge qui ramenaient les combattants antirégime sur le territoire libanais. Mais, avec le contrôle d'al-Qusayr par les rebelles, on s'est sentis en danger. Al-Qusayr, c'est un axe stratégique qu'il fallait à tout prix préserver sur la route des approvisionnements (sous-entendu en armes acheminées depuis la Syrie, en provenance d'Iran, NDLR).»

 

«L'intervention du Hezbollah est présentée comme une guerre préventive. Elle est animée par la peur que l'éventuelle chute du régime de Damas ne le mette en danger et ne mette en danger la résistance», observe Imad Salamey, professeur associé de sciences politiques à la LAU (Lebanese American University). Mais, pour lui, le Parti de Dieu suit avant tout les consignes de l'Iran chiite. «En impliquant le Hezbollah en Syrie, Téhéran cherche à s'imposer à la table des négociations sur la Syrie de demain», dit-il. Des propos qui font écho à ceux du cheikh Subhi al-Tufayli, un des fondateurs du Hezbollah, récemment interviewé par la chaîne américaine PBS. «Le Hezbollah a reçu des ordres pour défendre le régime. Le parti sait que c'est une décision erronée et que cela risque de le mener à sa fin. Malgré tout, il se devait d'accepter la décision iranienne. Malheureusement, vu le cours des événements, nous nous dirigeons vers une dangereuse guerre sunnites-chiites», remarque ce clerc entré en dissidence contre le Parti de Dieu il y a quinze ans.

 

Sans en porter encore le nom, le conflit sectaire qui déborde aujourd'hui sur le Liban compte déjà son lot de «martyrs». À Hermel et dans ses environs, les portraits à l'effigie de jeunes combattants chiites du Hezbollah, morts dans la bataille d'al-Qusayr, n'ont cessé de fleurir au cours des derniers jours. Leur nombre est néanmoins tenu secret - par peur évidente de divulguer le moindre signe de fragilité du Hezbollah.

 

À Hermel, la peur d'une contagion de la guerre syrienne est désormais palpable

 

Il y a aussi ces victimes civiles, fauchées par des roquettes Grad lancées par les rebelles sunnites depuis le territoire syrien. Comme la jeune Loulou, 20 ans, touchée mortellement par les éclats d'un projectile alors qu'elle se trouvait sur le toit de sa maison. C'était le 27 mai. Inconsolable, son père, Abdullah Mohammad Awad, ne jure aujourd'hui que par la vengeance contre ces «takfiri» («infidèles») qui ont tué sa fille. «J'ai demandé au Hezbollah à rejoindre les rangs de ses combattants pour venger ma fille», sanglote cet homme qui n'a pourtant jamais soutenu l'organisation chiite. Mais, à Hermel, où l'on raconte que certaines roquettes ont été envoyées non de Syrie, mais d'Ersal, une localité sunnite du Nord-Est libanais située à quelques kilomètres d'ici, la peur d'une contagion de la guerre syrienne est désormais palpable. «Le Hezbollah avait-il vraiment besoin de se mêler des affaires syriennes? La résistance a bon dos! N'y a-t-il pas une contradiction flagrante entre vouloir défendre la cause palestinienne et soutenir un régime tyrannique qui extermine sa propre population? Plus de 80.000 morts en deux ans, c'est bien plus que toutes les horreurs qu'Israël a pu commettre contre les Palestiniens», s'emporte Samar, une mère de famille de Hermel provisoirement relocalisée à Beyrouth, par peur d'un embrasement de sa région.

 

«Après al-Qusayr, il y a Alep et Damas!»

 

Elle parle en connaissance de cause. Mercredi, plusieurs roquettes tirées depuis la Syrie se sont cette fois-ci abattues sur Baalbek, dont trois dans le centre et deux autres près des ruines romaines de la ville. La veille, le commandant de l'Armée syrienne libre, Salim Idriss, avait réagi à la reprise d'al-Qusayr en promettant une riposte contre le Hezbollah sur son propre terrain. «Les combattants du Hezbollah envahissent le territoire syrien. Et vu qu'ils continuent de le faire sans que les autorités libanaises prennent des mesures pour les en empêcher, je pense que nous sommes fondés à lutter contre les hommes du Hezbollah en territoire libanais», a-t-il déclaré au micro de la BBC.

 

Des propos qui, loin de décourager les combattants du Parti de Dieu, ne font que les inciter en­core plus à «résister». «Hors de question de baisser les bras devant ces mangeurs de cœur! (référence à la vidéo d'un rebelle sunnite dévorant le cœur d'un soldat pro-Assad, NDLR). Après al-Qusayr, il y a Alep et Damas!», prévient cet autre combattant du Hezbollah rencontré sur la route de Hermel. Son salon, où trône l'incontournable portrait de Nasrallah, croule sous les kalachnikovs et les lance-roquettes, que ses trois enfants s'amusent à caresser comme on caresse une peluche. Au grand désespoir de son épouse, plus réservée. «Je n'aime pas la guerre, dit-elle. Mais personne ne m'écoute!»